Bastards
7.3
Bastards

livre de Ayerdhal ()

Encore un fois, l'histoire sans fin

Je garde une impression étrange de la lecture du dernier roman d'Ayerdhal. Il faut dire que celui-ci faisait jusqu'à peu partie des auteurs à côté desquels j'aurais pu passer toute ma vie. Ceux dont on connait l'existence, qu'on sait respectés et appréciés, et pour lesquels on garde de vagues a priori plutôt positifs, mais dont aucun ouvrage ne nous aura jamais attiré. On en a tous des comme ça. Chance ou pas, une jeune fille d'importance dans ma vie, en est une grande lectrice et moi, je cherche à comprendre.
Et puis, celui-là annonçait l’histoire d’un écrivain (fictif) en panne d’inspiration qui va voir d’autres écrivains (réels et mis ici en scène) pour leur demander conseil. Mes obsessions métadiscursives ont mordu à l’hameçon direct.
Bon, la vérité, c’est que même avec ça, reste l’écriture très particulière d’Ayerdhal : quelque chose d’assez abrupt, direct. Un style qui colle bien au genre du thriller, mais qui a du mal à trouver un chemin jusqu’à moi – une question de sensibilité particulière j’imagine. Et puis, il y a un certains types de personnages, une sorte d’élan d’héroïsme et de grandeur à tous les étages. Ça se retrouve jusque dans les scènes les plus triviales, et chaque moment de bouffe est alors un moment d’extase : cuisine parfaite et vins millésimés. A chaque fois. Sans compter deux scènes de sexe, bien explicites, qui arrivent comme ça, sans trop d’explications et qui ont, au premier abord, tout de la scène de cul typique du thriller typique.
Et beaucoup de scènes d’action ou de stratégie. Ce qui m’a toujours diablement ennuyé (par exemple, dans Star Wars, je décroche systématiquement aux mêmes scènes, et résultat, je perds toujours une partie de l’intrigue. Et j’ai diablement souffert lors de plusieurs passages de Game of Thrones).
J’ai donc passé une bonne partie de ma lecture à grincer des dents et à grogner de mécontentement (je m’excuse auprès de Laure pour les rapports réguliers sur le sujet que je lui ai fait subir).

Sauf qu’a posteriori, le livre terminé et rangé dans la bibliothèque avec ses copains, ce depuis plusieurs jours, il ne me reste qu’une idée lointaine et floue de son contenu. Une sorte de mémoire impressionniste, éloignée de tout ce qui n’a pas marché avec moi. Et il en ressort ceci, précisément :
Bastards, c’est, une fois de plus et on n’en sort pas, L’Histoire sans fin [1].

(ATTENTION SPOILS, les amis !)
Reprenons : c’est la figure d’Alexander, écrivain, un peu paumé. Il y a sa femme qui est morte (à cause du 11 septembre). Et un prix pulitzer qui le bloque. Par le biais du hasard, il est mis sur la piste – par un ami écrivain, en la personne de Norman Spinrad – d’une affaire secrète qui dissimule en vérité tout un pan magique de notre histoire, et l‘existence d’un univers parallèle au notre. Univers auquel sont connectés les écrivains et les artistes, car, pour résumer vite fait, ils font partie de ceux qui exercent leur imagination et la poussent au maximum de ses capacités. Et puis, il y a des créatures magiques. Et la lutte d’antiques forces, obscures et lumineuses. Et surtout, des entités féminines fortes.
Et tout ça, c’est l’archétypique histoire sans fin : nous avons un personnage qui porte un deuil lourd, Bastien, lui avait perdu sa maman, étape importante dans le mythe du héros, le deuil fondateur en quelque sorte, qui signifie d’une autre façon la fin de l’enfance, et la nécessité de grandir. Un peu tard pour Xander, certes, mais personne n’est à l’abri de devoir grandir plusieurs fois dans sa vie.
Puis, ce personnage est mis sur un chemin, montré par un archétype d’ermite, détenteur d’un savoir et de sagesse : qu’il s’agisse du vieux bouquiniste Koreander ou de Norman Spinrad, c’est le même rôle.
Au début du récit, le héros croit pouvoir se réfugier dans les histoires et les fictions qu’il invente ou consomme. Bastien n’était certes pas écrivain, mais il s’inventait des histoires, lui aussi. Pourtant des épreuves vont s’annoncer et l’amener à ce constat un peu difficile à surmonter au début : en vérité, l’imagination ne sert pas à s’échapper du réel, mais doit, au contraire, être utilisé à bon escient pour l’affronter, l’appréhender et agir sur lui.
Et pour cela, il doit aider d’anciennes forces magiques et féminines à affronter le mal, le chaos, le néant, le serpent (c’est le méchant dans Bastards).
Pour signifier sa mission, on lui remet une amulette magique : l'Auryn (remise à Atréju, qui est la projection du lecteur-Bastien dans l'univers de Fantasia[2]) et l'Ankh (pour Alexander). Puis, tous deux sont accompagnés par un animal totem-guide : Falkor (ou Fuchur, selon le film ou le roman) pour Bastien ; quant à Alexander, il est guidé à plusieurs reprises par son chat Folksy (puis par Szif, un second chat mais qui peut aisément être considéré comme une extension du premier).
Les forces contenue dans les amulettes et que représentent les personnages féminins des récits sont des symboles : qu’il s’agisse de la Petite Impératrice ou de Bastet et ses descendantes (une famille de super-héroïnes femmes chattes aux pouvoirs déments). L'on voit aussi dans les deux récits s'écrouler la tour (ou la "maison-dieu" du tarot [3]) : la Tour de Cristal de Fantasia, qu'attaque le néant, et la demeure labyrinthique et magique madame Janet (SPOIL/ l'incarnation sur terre de Bastet/SPOIL) sous les bombes du serpent.
Le héros, qu’il s’agisse du petit Bastien rêveur ou de l’écrivain quarantenaire Alexander, doit grandir. Laisser partir la figure féminine disparue, en connaître une nouvelle, accepter qu’elle prenne sa place désormais dans sa vie : Alexander a une histoire d’amour avec Kayleen, dernière descendante de Bastet, qui est par ailleurs une sorte de guérisseuse ; Bastien (dont le nom fait étrangement penser à Bastet, au passage), a métaphoriquement une relation forte avec l’impératrice.
Quoiqu’il en soit, les deux deviennent des « hommes », en acceptant leur part féminine.
Pour résumer, Bastards, sous couvert d’un thriller fantastique assez what the fuck, avec une succession de clins d’œil d’Ayerdhal à ses potes écrivains américains (et vas-y que je te glisse des compliments plus qu’élogieux – que j’imagine pourtant tout à fait sincères – à Norman Spinrad, Jerome Charyn, Paul Auster et sa compagne Siri Hustvedt ou Michael Chabon), des machinations, des services secrets, des grandes scènes d’action (maîtrisées, je tiens tout de même à le dire), du mystère et du suspense haletant, des gonzesses héroïques et sexy, tant qu’on finit par se demander où il veut en venir, eh bien, Bastards, en fait, c’est très pensé.
Et au bout du compte, tout y a un sens. Même ces fichues scènes de cul qui m’ont fait grincer des dents. Même cette invasion d’écrivains classes qui fait un peu artifice au début. Et ce sens, que ce soit calculé ou pas, c’est bel et bien le même que celui de L’Histoire sans fin. Qui est celui d’un millier d’autres histoires. Et force est de constater que Michael Ende n’a pas appelé son récit comme cela pour rien : car plus que son roman à lui seul, l’histoire sans fin, c’est une histoire vieille comme le monde, que l’on continuera de se raconter sous toutes les formes possibles [4], encore et encore.

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[1] note : mon analyse se base en partie sur celles de Timothée Fontaine (le Cinéma de Durandal) et Francis Ouelette & Jean-Michel Berthiaume (le 7ème Antiquaire).
[2] Francis Ouelette vois dans le personnage d'Atréju, prononcé dans le film en version US "eutrouyou", ou "a true you", "un vrai toi", la vraie incarnation de Bastien, en quelque sorte. Ou encore sa nature héroïque et féminine (le personnage d'Atréju étant assez androgyne). En quelque sorte, se confronter à cette aventure, permet à Bastien de devenir lui-même - tout en guérissant le pays Fantastique/Fantasia. Ce qui symboliquement revient à se guérir soi-même. Il en va de même pour Alexander qui, au début du récit n'est plus que l'ombre de celui qu'il était et qui, plus le récit avance, reprend pied petit à petit. Jusqu'à devenir lui-même guérisseur en fin d'histoire (son amoureuse Kayleen lui apprenant ses méthodes).
[3] messieurs Ouelette et Berthiaume ont repéré dans L'Histoire sans fin la présence de nombreuses arcanes du Tarot de Marseille(cf : l'impératrice, la tour...). On peut considérer ceux-ci tels des archétypes, vraisemblablement présents (volontairement ou non, explicitement ou non) dans de nombreux récits.
[4] d’ailleurs, le récent The Lego Movie, c’est encore un peu ça.

Créée

le 20 avr. 2014

Modifiée

le 21 avr. 2014

Critique lue 260 fois

colville

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