L'ayant jouée il y a 2 ans, cette pièce m'avait au début bien étonnée et presque fait peur: je découvrais pour la première fois le théâtre contemporain.
Cette pièce me paraît assez unique: à la fois très psychologique et politique, By Heart défit les codes du théâtre classique: il n'y a qu'un seul comédien qui joue sur scène, sans acte ni scènes et une public est SUR la scène puisque le comédien doit faire apprendre à dix personnes le Sonnet 30 de William Shakespeare (ce n'est pas une blague). Ces dix personnes doivent donc être capable de réciter avec le cœur à la fin du spectacle:
"Le plus grand hommage qu'on puisse rendre à un poème ou à un texte qu'on aime, est de l'apprendre par cœur. By heart. Pas by brain, seulement avec la tête, mais by heart, par cœur, avec le cœur. Car l'expression est vitale." (citation de George Steiner qui apparaît dans la pièce)
By Heart raconte la vie de son auteur qui décide d'écrire à George Steiner pour lui demander quel livre il doit choisir pour sa grand-mère qui veut l'apprendre par cœur avant que sa vue ne s'éteigne.
Le texte est assez fort et nous fait rendre compte à quel point la mémoire est importante. On nous raconte d'abord comment Boris Pasternak a pu échapper à l'arrestation durant le congrès des écrivains soviétiques de 1937, grâce au Sonnet 30 de Shakespeare qu'il avait traduit et dont 2000 personnes (selon le texte) se seraient levées et auraient récité par cœur ce sonnet quand il lança un numéro, le numéro 30.
La traduction de Pasternak. Cela voulait tout dire. Cela voulait dire: "Vous ne pouvez pas nous toucher, vous ne pouvez pas détruire la langue russe, vous ne pouvez pas détruire Shakespeare, vous ne pouvez pas détruire le fait que nous sachions par cœur ce que Pasternak nous a donné." et Pasternak ne fut pas arrêté c'est l'une des grandes histoires.
En plus de ce "mouvement de résistance", la pièce se poursuit par une autre "anecdote" (puisqu'il n'y a pas vraiment un récit précis à suivre) qui raconte que dans le camp de concentration de Birkenau, un vieux bibliothécaire juif connaissait par cœur les textes de la Torah, du Talmud, du Midrash, etc... Toute humanité, culture et identité étaient effacées dans les camps, il n'y avait aucun livre mais il y aurait eu cet homme qui gardait en lui ce que les nazis ne pouvaient lui enlever: Sa mémoire sur les textes juifs et les gens pouvaient donc "ouvrir le livre de lui-même". L'auteur ajoute aussi un contraste: Adolf Hitler avait une mémoire photographique excellente qu'il "parvenait à dessiner le nombre exact de fenêtres que comptaient les façades des immeubles".
La pièce se poursuit par l'histoire de la grand-mère de Tiago Rodrigues (l'auteur), Candida, qui est à l'origine de toute la pièce. Sa vie est donc racontée entièrement et le fait qu'elle veut apprendre un dernier livre avant qu'elle ne devienne complètement aveugle met en avant l'idée du "combat" pour préserver la mémoire. Ici, Candida se bat contre cet handicap qui l'empêchera de lire, elle résiste donc grâce à la mémoire.
Le passage qui suit est la séquence sur Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (la partie que j'ai joué d'ailleurs) où sur 8 pages est écrit un extrait du livre: le passage où les pompiers brûlent la maison d'une vieille dame qui détenait dans son grenier des livres interdits. Par cet extrait, l'auteur cherche à montrer encore une fois la résistance par la mémoire: la vieille dame se souvient d'une phrase qu'aurait dit Hugh Latimer à Nicholas Ridley, au moment où ils allaient être brûlés vifs le 16 octobre 1655 pour cause: la liberté de penser.
Soyez un homme, maître Ridley ! Aujourd'hui, à la grâce de Dieu, nous allons allumer en Angleterre un flambeau qui, j'en suis sûr, jamais ne s'éteindra.
Dans ce contexte historique, cette phrase dit avant tout qu'ils vont tous les deux brûler mais que leur mémoire ne s'éteindra jamais, ce pourquoi ils ont été accusés, ce pourquoi ils se sont battus: pour la liberté de penser. Pourquoi la vieille dame a t-elle utilisé cette citation ? La vieille dame à ce moment là, savait que les pompiers vont trouver les livres qu'elle cache et vont brûler sa maison et comme elle refuse de laisser ses livres brûler et de suivre les pompiers hors de sa demeure, elle restera à l'intérieur parmi les flammes, c'est d'ailleurs elle-même qui va déclencher l'incendie. Cela montre cet acte de résistance: En se souvenant de cette phrase et en la reliant avec le contexte de cet épisode dans Fahrenheit 451, la mémoire joue donc un rôle très important. De même que le pompier Montag commence à devenir fou lorsqu'il lut une phrase d'un livre qu'il a attrapé pendant que tous les autres livres tombaient du grenier.
Le soleil s'est endormi sous le soleil de l'après-midi.
Cela lui ai resté instantanément dans la tête et il s'est mit à attraper d'autres livres pour les prendre, les cacher, puis les ramener chez lui, ce qui interdit et cela montre encore l'acte de résistance.
La pièce continue par l'histoire d'Ossip Mandelstam et de Nadejda Mandelstam, plutôt l'histoire de cette dernière. Ossip Mandelstam a été emprisonné et est mort dans un goulag à Vladivostok. Pour préserver la mémoire des livres et poèmes de son mari, confisqués par les soviétiques, Nadejda (=espoir en russe) réunissait dix personnes dans sa cuisine pour leur faire apprendre un poème chacun comme le comédien apprend aux dix personnes présentes sur la scène, le Sonnet 30 de Shakespeare.
By Heart conclut enfin par l'explication du: Pourquoi le comédien apprend-t-il à ces dix spectateurs le Sonnet 30 ? La raison est la fois comique et très sérieuse: Ça serait au cas où le Sonnet 30 serait menacé d'être détruit, brûlé, il y aurait toujours dix personnes qui se réuniront pour le réciter et le poème serait sauvé. On peut penser d'abord que c'est absurde, que cela ne se produira jamais. Mais si on y réfléchit mieux, aujourd'hui, il y a des pays où la démocratie n'existe pas (Corée du Nord par exemple), des pays où la démocratie disparaît (la Hongrie), des pays qui semblent démocratiques mais qui ne le sont pas (La Russie: Il y a une constitution, des élections, plusieurs partis politiques mais ce n'est qu'une façade). Les libertés de penser et d'expression ont toujours été menacées mais peuvent l'être encore plus si on ne les défend pas.
Cette pièce défend donc la démocratie, la liberté de penser, d'expression. Elle nous montre aussi à quel point la mémoire est importante et que quand on apprend quelque chose par cœur, il faut savoir pourquoi on l'apprend et qu'il faut le faire avec le cœur et pas automatiquement comme un automate.
Je pense que ce livre m'a beaucoup marquée, surtout quand j'ai vraiment compris ce qu'il veut défendre. J'ai été très heureuse de jouer ce spectacle à deux reprises. Aujourd'hui encore, 2 ans plus tard, je me souviens encore de ce poème en français, mais aussi en anglais ! En vrai, on s'est bien marré quand on a travaillé et joué la pièce avec mon groupe (quand je pense qu'on a fait des t-shirts où il y a les têtes de Pasternak et de Steiner dessus, j'adore porter ça en public).
Mon dernier mot: Il faut lire la pièce, ça en vaut le coup.
"Quand, assignant mes pensers silencieux
Au souvenir des ombres du passé,
Je soupire sur tant d’espoirs précieux
Et rends plus noir le deuil de mes années,
Moi qui pleure si peu, je pleure alors
Sur des amis perdus au noir des nuits,
Sur les tourments d’un amour mort, bien mort,
Et la perte de tant d’êtres enfuis.
Je peux souffrir de souffrances anciennes
Et alourdir de regret en regret,
Accumulant le compte de mes peines,
Le lourd tribut que sans fin je repaie.
Mais si je pense à toi, mon doux ami,
Rien n’est perdu, mon chagrin est fini."