J'aurais un peu eu l'impression de tirer sur l'ambulance en critiquant ce petit livre de même pas cent pages s'il n'avait pas été écrit, paraît-il, par un illustre philosophe. Sans doute a-t-il écrit d'autres choses plus brillantes...


On pourrait dire qu'il y a deux excès dans la façon de se positionner dans le temps :



  • Rester figé dans le passé en refusant voir les choses changer

  • Être béat devant la nouveauté, sans aucun recul critique


Or, le fait n'aura échappé à personne, il est aujourd'hui bien difficile de critiquer cette deuxième posture sans être traité d'on ne sait quel nom d'oiseau — noms d'oiseaux qui, paradoxalement, témoignent bien souvent du refus des « progressistes » (autoproclamés, bien sûr, comme tous les gentils) de voir le monde changer ; il paraît qu'on vit encore dans les années trente.


D'un autre côté, on aurait bien raison de s'agacer de certains nostalgiques un peu excessifs, ces austères Zemmour et Finkielkraut, par exemple, qui, en plus de ça, essayent de vendre un passé qui n'a pas l'air franchement drôle.


Alors voilà, il semblerait que la nostalgie ait contaminé nombre de nos braves compatriotes. « C'était mieux avant, du temps de De Gaulle ! » disent-ils, à tort et, sans doute, à raison aussi. On pourrait ironiser un peu, comme Eustache Deschamps qui, au XIVe siècle, entre deux déplorations sur les malheurs du temps et la dépravation de la jeunesse, critiquait les vieux qui, d'après lui, passaient déjà leur temps à dire que c'était mieux du temps de leur jeunesse et que les jeunes d'aujourd'hui étaient devenus débiles. À l'époque de Deschamps on disait : « C'était mieux avant, du temps de saint Louis ! »


Mais quand on est progressiste, les choses ne se passent pas comme ça. Pourquoi tolérer de façon indulgente les petits défauts inévitables des uns et des autres quand on peut espérer, par l'action providentielle du Progrès humain (avec l'aide des lois de François Hollande ou de Marlène Schiappa, tout de même, appuyées par quelques contingents de CRS), faire advenir un Homme parfaitement bon ?


Cela dit, je ne sais pas du tout si Michel Serres croit réellement au progrès de cette manière, ou s'il y croit tout court. Sa critique repose plutôt sur un autre versant de l'adoration béate du présent. Mais il n'y a que ceux qui s'y sentent au moins un peu à l'aise, dans ce présent, pour ne pas vouloir qu'on le critique.


Cependant, on pourrait dire qu'il y a deux autres types d'attitudes possibles que l'on peut avoir vis-à-vis du temps, ou de l'histoire :



  • Laisser les choses couler, en se disant qu'on n'y peut pas grand-chose de toutes façons

  • S'offusquer et dénoncer les malheurs du temps


Sans doute l'attitude la plus sage est-elle un peu entre les deux.


La vérité, c'est qu'aucune époque n'est parfaite, qu'en aucun temps les hommes ont tous pu être satisfaits de leurs conditions. Doit-on pour autant se laisser aller à un facile relativisme ? Après tout, rien de nouveau sous le soleil : les gens se sont toujours plaints, voilà tout.


C'est avec ce genre de postulats qu'on arrive à des conclusions absurdes, du type : il n'y a pas eu de déclin de l'Empire romain et le monde barbare né de ses cendres n'en est que la continuation, ni meilleure, ni pire. Un Anglais, heureusement, a démasqué la supercherie avec des preuves on ne peut plus solides dans une étude qui a fait date.


En fait, on ne peut croire à ces trois fadaises — idéaliser un passé merveilleux, croire en un avenir radieux ou penser que tout a été et sera toujours pareil — qu'en refusant de voir le monde tel qu'il est : en perpétuel mouvement, dans un jeu d'équilibre difficile et instable, où la lutte ne cesse jamais vraiment. Évidemment, la France est une puissance déclinante et notre société connaît de nombreuses crises. Il faut qu'un peuple puisse prendre acte de telles réalités pour qu'il puisse prendre son destin collectif en main, à la fois inspiré par les exemples du passé et animé par l'espoir que l'avenir sera un peu meilleur, d'une façon ou d'une autre.


Mais les considérations du livre de Michel Serres sont bien plus simples — inutile d'abonder en grandes réflexions. En fait, son point de vue repose en ceci : la technologie a rendu notre monde meilleur. Voyez par vous-mêmes :



  • Avant, il y avait des gens qui ne savaient même pas comment faire des enfants. Ils devaient aller voir leur docteur pour qu'il leur explique. Maintenant, c'est vachement mieux, ils regardent Hanouna tripoter ses invitées à la télé.

  • Avant, les travailleurs avaient un métier pénible et se cassaient le dos au travail et perdaient beaucoup de temps et d'énergie pour faire la moindre chose. Maintenant, c'est vachement mieux, les gens sont obèses faute d'effort physique et le progrès technique a remplacé le savoir humain par les machines, faisant abonder « jobs » inutiles et chômage, tandis que les métiers qui faisaient la fierté des hommes d'autrefois ont disparus.

  • Avant, il n'y avait pas de suivi sanitaire très rigoureux et on pouvait tomber malade en buvant le lait de la fermière du coin. Maintenant, c'est beaucoup mieux, dans ce monde aseptisé au dernier degré, en lutte absolue contre la nature, l'hygiénisme scrute nos moindres faits et gestes et les modestes travailleurs croulent sous le poids de normes toujours plus contraignantes. En plus, les dates de péremption abusives génèrent un gâchis monstrueux et monstrueusement indécent au regard de la situation alimentaire de certains pays.

  • Avant, il fallait des mois pour aller à l'autre bout du monde et parfois, à cause de quelque mésaventure, certains voyageurs étaient bloqués des années entières à l'étranger. Maintenant, c'est beaucoup mieux, les touristes envahissent tous les beaux endroits (dont, en conséquence, plus personne ne profite vraiment) et plus personne ne vit jamais d'aventures, tout au plus abandonnées aux romans.

  • Avant, on était contraint de ne manger que ce qui poussait à côté de chez soi et on n'avait même pas accès aux centaines de fromages différents qui existent en France. Maintenant, il n'y a toujours pas de centaines de fromages différents dans les super-marchés et, comme c'est mieux aujourd'hui, grâce au CETA nos traditions culinaires risquent de disparaître — savoirs et métiers avec.

  • Avant, quand on était en voyage, il fallait des mois pour faire parvenir une lettre à sa ou son bien-aimé(e). Maintenant, comme c'est vachement mieux, on a des téléphones dont la fabrication pollue énormément, qui sont assemblés, à partir de métaux précieux collectés par des enfants en Afrique ou dans des mines qui empoisonnent l'eau des paysans mongols, par des esclaves en Chine. En plus de cela, les gens sont devenus complètement dépendants de ces machines, au fond, assez inutiles, tandis que le numérique est en phase de devenir la principale source de pollution mondiale.


Ce livre, tout de même, a quelque chose d'assez touchant dans sa façon de décrire la vie si « horriblement » rustique des Français des années 40 ou 50.


Au fond, le seul argument de Michel Serres pour défendre notre époque, c'est le confort. Je pense toutefois que Pasolini avait bien raison lorsqu'il affirmait que « bien-être et confort sont une contradiction dans les termes. » L'argumentation de Serres manque terriblement de hauteur de vue. Ce nombrilisme satisfait a quelque chose de détestable, d'autant plus qu'il est inconséquent.


N'oublions pas sur quel système économique absurde repose notre sacro-saint « confort » — d'ailleurs tout relatif quand on est entassés à quelque 60 millions d'habitants, presque sans vie collective, dans des environnements pollués et enlaidis par le « développement » du territoire, cet effroyable malheur qui touche nos pauvres campagnes au gré des poussées de « bonté » de nos bienveillants administrateurs.


Or, comme dirait l'autre, « la nature est réac et têtue » ; et un autre encore, « si on me demande ce que c'est un monde 100% énergies renouvelables, je connais très bien et c'est très bien documenté : ça s'appelle le monde d'il y a deux cent ans. »


En tout cas, une chose est sûre, si « avant » désigne ces cinquante dernières années, alors certainement que ce n'était pas mieux « avant », cette époque effroyable où on s'est mis en tête de détruire le monde. Certains, obnubilés par les lubies du Progrès, ont bien profité d'une vie sans doute très confortable, quand on ne regarde pas trop ce qui se passe autour de soi. Reste à voir quel bordel ils ont laissé derrière eux. Il y a de fortes chances pour que « après » soit difficile, à défaut d'être pire que maintenant. Au moins l'avenir laissera-t-il, peut-être, une chance aux hommes de retrouver en eux quelque chose d'à peu près humain, de véritablement humain...


C'est-à-dire quelque chose de profondément imparfait, de profondément limité, de profondément contraint — ce que s'efforce de nier l'idéologie du Progrès, quelque soit l'angle par lequel on la prend.

Antrustion
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le 23 sept. 2019

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Antrustion

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