Carmilla
7.3
Carmilla

livre de Sheridan Le Fanu (1872)

Peut-on éviter la comparaison avec Dracula ? Antérieure au roman de Stoker, tout aussi marquée par le roman gothique, la longue nouvelle de Le Fanu paraît pourtant semble plus moderne. Il me semble aussi que la figure du vampire qu’elle dessine est plus riche.
Bien sûr, on n’évite pas les passages obligés du genre : le coup du manuscrit trouvé, le château isolé, la semi-orpheline ingénue… Et justement, une partie de l’intérêt du livre vient du statut de cette narratrice, dont Gaïd Girard, la postfacière de l’édition « Babel » souligne à bon droit qu’elle « a la naïveté innocente des héroïnes gothiques qui traversent des épreuves terribles en s’en rendant à peine compte » (p. 142). Là où chez Stoker la bêtise de Mina et surtout de Lucy finissait par agacer, l’héroïne de Le Fanu dynamise toute la nouvelle (1).
Laura raconte ce qu’elle perçoit et ce qu’elle comprend – si tant est que raconter, percevoir et comprendre soient des opérations distinctes. Car si elle perçoit certaines choses, et si elle raconte beaucoup – plus de cent pages, dont beaucoup de superflu –, elle a du mal à nommer, et tout autant à comprendre. Étant une semi-pionnière, la première victime féminine d’une vampire, mais pas la première adolescente éduquée dans une cocon de pudibonderie, c’est à peine si elle peut s’imaginer en personnage de roman : « Ou s’agissait-il d’une histoire d’amour et de travestissement ? J’avais lu des récits semblables dans de vieux livres. Et si, grâce à une vieille aventurière habile, un très jeune amant avait trouvé le moyen de s’introduire à la maison et de me faire sa cour sous un déguisement ? Cette hypothèse n’était toutefois guère crédible, bien qu’elle flattât considérablement ma vanité » (p. 45).
Elle n’est pas loin de la vérité. Mais elle rencontre un cul-de-sac, parce qu’elle confond la cause et la conséquence : « Plus je perdais mon entrain et mes forces, plus l’affection qu’elle [Carmilla] me vouait était ardente » (p. 73), déclare-t-elle, alors que c’est manifestement le contraire. Que Carmilla lui voue un amour passionné lui est inconcevable, comme ça l’était pour la société victorienne (2). C’est de là, me semble-t-il, que vient le fait qu’« aucune instance ne semble prendre en charge le désir qui circule dans le texte », comme l’explique Gaïd Girard en « se demand[ant] si cette position fuyante de la narratrice n’explique pas dans une certaine mesure la facilité apparente avec laquelle Carmilla a évité la censure victorienne » (p. 151).
Oui, Carmilla aime Laura, qui aime Carmilla probablement sans se l’avouer – en tout cas sans l’écrire. Il me semble aberrant que certains lecteurs en doutent. « Si tu savais combien tu m’es chère, tu saurais aussi qu’il n’y a pas de secret trop lourd que je ne puisse te confier. […] Bientôt, tu sauras tout. Tu penseras que je suis cruelle, terriblement égoïste. Mais l’amour est toujours égoïste. Plus il est ardent, plus il est cruel. Tu ne peux savoir comme je suis jalouse. Tu dois venir avec moi, m’aimer jusqu’à la mort ou alors me haïr, et venir quand même à moi, et m’abhorrer dans la mort et au-delà. Je ne connais pas l’indifférence » (p. 64), dit Carmilla : si ce n’est pas le discours d’une amoureuse, qu’est-ce c’est ?


Avant cela, Laura écrivait : « Quelquefois […], ma belle et étrange compagne me prenait la main et la pressait avec insistance. Elle rougissait légèrement, fixant mon visage d’un regard languissant et brûlant, et sa robe se soulevait au rythme de sa respiration tumultueuse. On eût dit les ardeurs d’un amant, et cela m’embarrassait ; c’était à la fois odieux et irrésistible. Les yeux brillants, elle m’attirait à elle et ses lèvres brûlantes couvraient mes joues de baisers, en murmurant presque dans un sanglot : “Tu es mienne, tu seras mienne, toi et moi sommes unies pour toujours.” Puis elle se rejetait dans son fauteuil, cachant ses yeux de ses mains, me laissant toute tremblante » (p. 44) : je crois que ça rougit, que ça brûle, que ça brille et que ça tremble suffisamment pour qu’on puisse parler d’amour (3).
Si Laura n’est pas le premier personnage principal qui ne comprenne rien à ce qui lui arrive – « notre héros était fort peu héros en ce moment », tout ça, tout ça… –, de son côté, Carmilla restera longtemps le seul vampire de fiction à souffrir de sa condition de vampire. Que ses tourments soient en tout point les tourments de l’amour ne change rien : elle n’a rien d’une manipulatrice. Dit autrement : « la parole de Carmilla est double, déchirée. Amoureuse et vampire, elle est faible et dangereuse à la fois. Elle ne met pas son discours au service de ses buts de vampire, au contraire ; c’est sa nature de vampire qui lui fait censurer son discours et ses élans amoureux » (postface, p. 148).
Je crois que s’il y a quelque chose de vaguement caché à déceler dans le récit, c’est son caractère initiatique. Laura et Carmilla ne sont pas des adultes. Celle-ci est délaissée par sa tante, celle-là flanquée d’un père qui ne comprend pas mieux qu’elle ce qui les entoure – « Vous pouvez être rassurée, ma chère enfant, ainsi que nous tous. Rien ne nous menace » (p. 82), lui dit-il après sa morsure. Elles se découvrent des sentiments. Il me semble qu’on a tous les éléments d’un récit d’apprentissage dans lequel le vampirisme représenterait l’adolescence.


(1) Il me semble d’ailleurs qu’un roman exclusivement constitué d’extraits du journal de Mina serait meilleur que le Dracula final.


(2) Et pour son code pénal : si les relations entre hommes étaient sévèrement punies, l’homosexualité féminine n’était même pas envisagée.


(3) S’il faut aller plus loin, Laura se fait mordre pour la première fois dans un semi-rêve, et c’est un chat (!) qui lui plante ses dents dans la gorge : je crois que c’est seulement pour la consommation éventuelle de l’acte qu’il faut aller chercher du côté de l’implicite.

Alcofribas
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le 20 nov. 2019

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