"La parole soulage", répétait souvent la mère de Baptiste. Ce n’est pas l’avis de Yumaï, seul rescapé d’une famille française prise en otage par un groupe de djihadistes quelque part dans le désert du Sahara. De retour en France, le jeune garçon de 14 ans est soumis à un débriefing, interrogé sur les circonstances de sa capture et de sa détention, sur le sort réservé par ses ravisseurs à ses parents et à ses deux frères, et sommé d’expliquer "comment Baptiste est mort". Mais voilà, Yumaï n’a envie ni de raconter, ni même de se souvenir. Entre les événements refoulés que sa mémoire lui délivre au compte-gouttes et les secrets qu’il n’entend pas partager, il ne facilite guère la tâche de ceux qui tentent d’en savoir plus sur son calvaire et voudraient lui faire retrouver son identité première. Mais le peut-il et surtout, le veut-il ?
Baptiste et Yumaï, deux prénoms, deux faces d’un même adolescent. Battu, torturé, affamé, constamment menacé, soumis à un régime de terreur, de séduction et de répulsion mêlées, drogué à coups de "comprimés de courage" ou "de bonheur", l’enfant finit par perdre tous ses repères en même temps que son nom. Pour ses ravisseurs, Baptiste est Yumaï, du nom d’un petit renard du désert d’un de leurs contes. S’il existe une symbolique des prénoms dans ce roman, celle-ci est assurément ironique. Dans cette étendue aride et désolée, dans cette terre "seulement soumise à ses propres lois", Baptiste ne vient ni annoncer ni découvrir un quelconque messie. Car s’il est question d’endoctrinement et de prières dans ce roman, Dieu, est quant à lui aux abonnés absents et le ciel semble bien vide devant tant de barbarie. Quant à Yumaï, désormais apprenti guerrier aux longs cheveux blonds qu’aime tant toucher Amir, le chef de la bande, c’est en vain qu’on chercherait à le rapprocher d’un personnage du Petit Prince. Ici, la main qui tantôt caresse est aussi celle qui frappe : il ne s’agit pas d’apprivoiser par la douceur mais de s’imposer par la violence, d’initier au mal, de terroriser par les procédés les plus cruels pour amener sa proie à une fascination et une soumission inconditionnelles.
Capture d’innocents, demande de rançon, mises en scène macabres d’exécutions balancées sur les réseaux sociaux : le terrorisme islamiste nous a hélas gavés jusqu’à la nausée à ce genre de scénarios morbides avant qu’ils ne soient supplantés dans les médias par les attentats de ces dernières années, jugés sans doute encore plus efficaces pour provoquer la terreur en Occident. Mais le roman ne se cantonne pas à décrire des scènes d’horreur : il met à nu le hideux visage du fanatisme, instrument du Mal absolu qui ronge les cœurs comme une lèpre, contamine les plus faibles et transforme en guerriers sanguinaires des jeunes sans défense et sans espoir. Oublions la religion, dont il ne reste ici que des codes et des interdits vides de sens, un aveuglement stupide, un message sanguinaire. Ce n’est pas Dieu mais bien le mal qui est à l’œuvre, qui met à mort des enfants épouvantés ; un mal pour lequel nulle cruauté n’est inconcevable, nul espoir possible, nulle rédemption envisageable.
Au fur et à mesure que des pans de mémoire reviennent à Baptiste, et qu’il commence à mettre des mots sur l’indicible atrocité qu’il a subie, le lecteur sent poindre en lui des sentiments mêlés d’épouvante et de compassion. L’avenir est-il encore seulement envisageable pour l’adolescent ? Comment survivre à l’horreur endurée et surtout perpétrée ? Comment résister à l’appel de ceux qui, même après son retour au pays, continuent à le fasciner et à qui le jeune garçon est désormais intimement lié par des liens de sang impossibles à effacer ? Si guérison il peut y avoir, elle ne viendra ni de ses proches ni des psys, si loin de concevoir la complexité de l’expérience vécue, et à qui désormais le jeune garçon refuse d’en dire plus. Mais peut-être viendra-t-elle de ces mains secourables, entrevues dans une grotte perdue à flanc de la montagne, recouverte de peintures rupestres, où les terroristes l’avaient abandonné quelques jours pour parfaire son initiation. Là, dans ce refuge hors du temps, loin de la peur et de la cruauté, l’adolescent avait retrouvé pour un temps la quiétude, les bienfaits d’un silence qui lui avait permis de s’ouvrir à l’harmonie et à la beauté du monde, une forme de solitude qui lui avait fait comprendre qu’en fait, on n’est jamais seul lorsqu’on entre en résonnance avec l’univers. Retrouver cette "grotte des hommes d’avant", poser ses paumes ensanglantées dans les traces bienveillantes des générations enfouies et au milieu de ces présences millénaires trouver peut-être, en contemplant leurs secrets, le chemin de l’apaisement.
[Note : le titre de la critique fait référence à une citation de Baudrillard, mise en exergue au début du roman.]