Voilà un ouvrage iconoclaste. Je me méfie de ce genre de coup d’éclat éditorial, une année de commémoration (vingtième anniversaire de la mort de Ferré). Mais j’apprécie grandement l’œuvre de Léo Ferré et je voulais en savoir encore un peu plus sur l’homme et son parcours, même si j’avais bien lu ça et là quelques éléments, au-delà des habituelles hagiographies.

L’ouvrage semble différent des autres, ce n’est pas une biographie classique, mais un témoignage, le récit de la relation d’un homme et d'une femme qui se sont passionnément aimés, avant de se violemment déchirer, par celle qui fut leur fille, bien que Ferré n’en soit pas le père génétique. Le livre sent le soufre, on sent d’emblée que le grand Léo va en prendre pour son grade, mais ces pages débordent de vérité, malgré la rancœur (plutôt que la rancune). Un témoignage pour rétablir la vérité, un récit cathartique aussi, assurément. Car l’auteur, Annie Butor, a vécu la majeure partie de sa jeunesse avec le grand homme, qui apparaît toutefois ici beaucoup moins grand, à sa juste taille, celle d’un simple mortel pétri de nombreuses contradictions.

Il s’agit d’abord pour Annie Butor de réhabiliter sa mère, de lui rendre la place dans la vie et la carrière de Léo Ferré que beaucoup, dont Léo après la rupture, auraient fortement amoindrie voire niée. Léo, qui aurait été incapable de ne pas renier cet amour, pourtant évident, qu’il avait naguère tant clamé. Annie Butor montre sa violence verbale, sa propension à brûler ses anciennes idoles, ses mensonges, son incapacité à supporter ce qu’il pouvait considérer comme des critiques ou des trahisons.

Annie Butor s’inscrit donc contre la réécriture de l’histoire, peu de biographes du grand artiste ayant son assentiment, à l’exception de Robert Belleret. Elle rend hommage à ce couple, malgré leur folie, à leur amour passionné ; elle raconte, avec ce qu’elle se souvient de son regard de petite fille ou d’ado, leur quotidien sur les îles qu’ils avaient achetées, leurs vacances, l’évolution de la carrière de Léo, mais aussi les rencontres de ses parents avec différentes personnalités, dont André Breton et Louis Aragon ; elle manifeste son admiration pour sa mère et Léo, pour leur travail.

Mais elle insiste aussi sur les raisons de son malaise. Des photos de 1962 semblent montrer dans le regard de Léo et Madeleine que quelque chose à déjà changé, que le bonheur est en train de s’en aller, la mélancolie… Un peu plus tard, arrive Pépée, le chimpanzé, qui devint la « vraie » fille du couple : c’est pour elle le début de la fin, le début des extravagances, sa mère qui sombre dans l’alcoolisme et la folie.

Le livre est parfois terrible, avec de peu clairs sous-entendus sur la relation que Léo entretint avec elle. Annie Butor parle même pour Léo de « goût pour les petites filles », elle évoque à plusieurs reprises une vérité qu’elle ne peut pas complètement dire : il n’y a rien d’explicite, mais on peut imaginer le pire… Ce qui est un peu limite, je trouve. « Des armes et des mots c’est pareil », Annie reprends bien cette idée transmise par Ferré, certains de ses mots assassinent, tandis que d’autres au contraire soulignent qu’il a été un père non dénué de qualités.

Le livre est ambigu, il comprend ainsi de nombreuses phrases assassines, dont certaines semblent peut-être avoir été ajoutées par l’éditeur. Mais le livre n’est pas à sens unique, contrairement à ce qu’on pourrait croire en lisant le violent article que lui a consacré Pascal Boniface, et même si certains ne veulent y voir que de la haine. Non, Annie Butor, si elle insiste peut-être un peu trop sur le rôle de sa mère dans la carrière de Léo Ferré, et si elle cite de façon excessive les déclarations positives de Léo pour sa mère avant la séparation, montre aussi les bons moments de leur vie familiale, la passion sincère de deux êtres, et il faut être malhonnête pour ne pas le signaler.

L’ouvrage est un peu mal fagoté, il faut bien dire, il manque des bornes chronologiques, c’est parfois répétitif, et l’ensemble est mal structuré. Mais il est agrémenté de photos intéressantes, et si certains aspects sont peut-être trop soulignés, il s’en dégage dans l’ensemble une odeur de vérité. Une odeur parfois un peu rance, mais qui permet de mieux saisir les failles qu’on présumait. Un grand artiste n’est pas forcément un grand homme.
socrate
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le 27 sept. 2013

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socrate

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