Dans la forêt
7.8
Dans la forêt

livre de Jean Hegland (1996)

Si elle est en soi légitime, l’œuvre de Jean Hegland ne se démarque pas pour autant par sa singularité. Les bases du récit ont beau être solides, que ce soit au niveau de la documentation ou de la structure, le récit lui-même peine à s'affranchir des limites de son format. Prétextant la forme du journal, il n'exploite jamais pleinement les ressources que ce support peut offrir : la narration prend toujours le pas sur l'énonciation. Ainsi, là où le roman aurait pu exploiter les avantages et les contraintes de la parole rapportée — avec ce qu'elle peut contenir d’ellipses, de digressions, d'éléments inexpliqués, de hors champ ou même de manques —, il se fait au contraire exhaustif, et ne parvient pas à passer pour autre chose que ce qu'il est : un roman, et la forme du journal, rien de plus qu'une excuse pour un procédé de dramatisation.


Mais mettons que cela reflète la volonté de l'autrice, cela n'atténue pas pour autant les faiblesses qui découlent de ses choix narratifs : ainsi la première moitié de l’œuvre s'enlise dans un incessant procédé d'allers retours entre le passé et le présent. Le récit peine alors à trouver un rythme, stagnant dans une redondance systématique ; et là où l'autrice tente de bâtir une tension entre la nostalgie d'une époque révolue et la monotonie d'une survie sans perspective d'avenir, elle échoue à installer un sentiment de durée qui la rendrait sensible. Ne reste plus qu'une intrigue dont on suit le déroulement dans l'attente que finisse sa trop longue exposition.
La seconde moitié de l’œuvre est en ce sens bien meilleure, mais confirme la plupart des défauts que l'on aura pu jusqu'ici entrevoir. Les ficelles narratives révèlent par endroit leur rigidité, ne serait-ce par le traitement des figures masculines : le récit pourrait être en ce sens scindé en trois parties, avec chacune pour pivot central une figure d'homme dont les deux jeunes femmes devront s'affranchir afin de compléter leur quête didactique : la figure du père, présent pendant la première partie du récit, celle de l'amant et la la tentation de fuite qu'il apporte en milieu de récit, et enfin celle du violeur, doublée de celle de l'enfant: la réalisation de la menace et la violence du monde extérieur, suivies du sursaut d'espoir qu'elle engendre malgré elle. De ces trois impulsions extérieures (et motrices) dans la quête de la résolution de soi des deux héroïnes, l'arc narratif de l'amant est celui qui est amené de la manière la plus maladroite — voire artificielle —, ainsi que d'autres événements, comme la découverte de l'essence, qui d'emblée s'annoncent dans leur fonction d'embrayage dramatique, ou alors découlent d'un symbolisme par trop littéral.


Dans l'ensemble, et comme il a été dit plus haut, l’œuvre ne semble pas tant considérer la possibilité de recourir à la suggestion et au hors champ, ou alors de manière désinvolte : ainsi, comme pour reprendre un poncif commun à beaucoup de récits post-apocalyptiques, les raisons de l'effondrement sont évoqués comme un tas informe de facteurs, censés suffisamment plausibles, mais aussi suffisamment vagues pour ne pas risquer la fausse route. Il aurait pu suffire, plutôt que de tenter de raisonner, de donner l'état des faits pour tel qu'il est, et laisser au lecteur la tâche d'en imaginer ou non les causes — après tout cela ne devrait pas nécessiter un si grand effort de projection.


Si Dans la forêt souffre de n'être pas plus qu'un récit bien mené, il faut sans doute lui reconnaître ce mérite : celui d'être un récit bien mené, qui, au bout du compte, acquitte sa charge de façon honorable. Il est difficile cependant de ne pas le comparer avec d'autres œuvres qui — qu'elles soient ou non apparentées au genre post-apocalyptique — s'emparent bien mieux du sujet de l'effondrement d'une société: on pourras penser aux Raisins de la colère de Steinbeck ou encore (et sans surprises) La route de McCarthy.

locsi
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le 29 déc. 2019

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