Soyons franc : Dating Fatigue est un très mauvais livre. Triste constat qui s'explique notamment par son parti pris générique : le journalisme narratif, sorte d'enquête mêlée de passages introspectifs et autobiographiques. Or, d'une part, Judith Duportail n'a pas l'étoffe d'une autobiographe, tant au niveau du style que de la profondeur de l'introspection dont elle est capable ou de ses qualités de narratrice, et d'autre part, elle semble connaître assez peu de choses sur la sociologie ou la philosophie en général, et sur le féminisme en particulier, de sorte qu'on a davantage l'impression de lire les pérégrinations d'une femme qui découvre les évidences de la domination masculine, plutôt que l'enquête d'une journaliste ou d'une sociologue qui aurait théorisé ou compilé les facettes les plus percutantes de la question. En résulte que les passages autobiographiques sont malheureusement souvent littérairement médiocres et superficiels, et que les passages analytiques n'apprennent rien à celui ou celle qui ne serait pas simplement un.e débutant.e à propos du féminisme.


Au niveau du style, Judith Duportail cumule les erreurs et les lourdeurs : le livre a souvent les apparences d'un dictionnaire tant il persiste à définir sans subtilité et d'un ton professoral les termes qu'il emploie, alors que cela est souvent inutile ou que cela aurait pu être judicieusement fait en note de bas de page. Ainsi, on peut lire :

Juliet a un passing plutôt masculin. Le passing, ou « genrage » en français, est ce qui fait qu’on estime en un coup d’œil le genre d’une personne. Cela implique diverses caractéristiques culturelles extérieures [...]

Il persiste également à cumuler les adresses au lecteur ou à la lectrice ou à commenter son propre processus d'écriture, ce qui, en plus d'être pénible et superflu, brise tout à fait l'immersion des situations dépeintes ou le sérieux des propos tenus. À titre d'exemple :

Après l’achat des faux followers (que j’ai d’ailleurs toujours sur mon compte Instagram, je te mets au défi, chère lectrice, cher lecteur, de les identifier), [...]

Enfin, la prose elle-même est extrêmement pauvre : le langage est purement oralisé, comme écrit au fil de la plume sans réelle recherche lexicale ou littéraire, mais sans non plus transcrire un quelconque flux de conscience.

Qu’est-ce qu’il t’a pris, Judith ? Je pouffe dans ma tête. Sérieux… Bon. Ne dis rien, ne bouge pas, fais comme si tout était normal. Le mec continue de palper ton épaule droite en mode normal.

Globalement, la majeure partie des passages autobiographique est insignifiante, ridicule ou inintéressante, et ce parce que le « moi » dont l'autrice fait le portrait possède une vie intérieure extrêmement aride et superficielle : la quasi-totalité de ses préoccupations est tournée vers les hommes et son avenir romantique et sexuel. Très rares sont les moments où l'autrice-protagoniste s'extirpe de cette obsession romantique pour penser un ailleurs ou une rédemption par d'autres voies, car même lorsqu'elle semble vouloir abandonner la quête romantique, elle se définit essentiellement par cet abandon et ce célibat plus que par son aspiration à autre chose - l'art, la création, l'amitié, le journalisme, ou n'importe quoi d'autre qui l'animerait. L'autrice est perpétuellement percluse dans la servilité de la socialisation féminine, qu'elle ne parvient à penser, en partie seulement, qu'à la fin du livre :

Je repense à toutes les fois où j’ai ri à des blagues que je trouvais humiliantes pour ne pas avoir l’air coincée, où je me suis couchée tard quand l’autre ne voulait pas dormir, toutes les fois où je me suis écrasée, rapetissée toute seule (enfin toute seule…, plutôt bien aidée par la société), et je me rends compte que ce sont toutes ces fois-là où je me suis manqué de respect.

Ce que j'entends ici par « servilité de la socialisation féminine », c'est la détermination socio-genrée des préoccupations, de la vie intérieure et de la docilité aux normes sociales dont fait montre l'autrice. Elle ne parvient pas à penser que la libération féminine ne consiste pas seulement à outrepasser l'hétéronormativité, le diktat de la féminité, la charge émotionnelle des femmes, l'autodénigrement, au sens où on les détruirait, mais à faire en sorte que les femmes puissent passer de l'Autre à l'Universel, en se départissant de la préoccupation fondamentale pour la représentation de soi ou pour les relations amoureuses. Le chemin d'émancipation que l'autrice trace dans le livre est digne d'intérêt et quelque peu touchant, mais il demeure au fond inoffensif, car en réduisant l'analyse à « bien aidée par la société », on oublie que la domination masculine persiste notamment par la colonisation des consciences via l'intériorisation de normes et de représentations, et que c'est par un travail théorique de fond de remise en question de ces normes à la racine que la liberté sera possible. Une phrase qui montre que cette ambition n'est réalisée qu'à moitié dans l'ouvrage serait celle-ci :

Mais dans le sens où on échoue toujours à être un homme ou une femme. Personne n’arrive à cocher toutes les cases de son genre.

Outre le fait qu'il s'agisse d'une évidence, on peine à comprendre pourquoi il faudrait ne serait-ce que penser comme un objectif le fait de cocher des cases de la performance de son genre. Il est certain que déroger aux normes de genre est synonyme d'exposition à la réprobation sociale et de marginalisation, mais les acteurs sociaux sont toujours en négociation avec le système : il s'agit de trouver la bonne mesure entre l'émancipation et l'intégration sociale, du moins jusqu'à ce que durera le patriarcat. Or, l'autrice peine à mener jusqu'au bout la réflexion étant donné qu'elle manque systématiquement de distance critique vis-à-vis d'elle-même et de profondeur dans son auto-analyse : qu'elle se torture pour savoir si elle est encore désirable ou ce qu'elle devrait penser des hommes n'est pas analysé comme une aliénation de son propre potentiel humain ou, comme le percevait Beauvoir, comme une complicité à l'égard de la domination, mais comme une question impérieuse qui structure l'ouvrage et toute son expérience au monde.


C'est là un des nombreux reproches qu'on peut faire au genre, peu exploité - à raison, certainement - du journalisme narratif : puisque tous les passages autobiographiques ont rapport au sujet traité de manière journalistique, on nourrit l'impression que tout l'être de l'autrice se réduit à ce sur quoi elle enquête, ce qui rend rapidement toute prétention à dire des vérités complexes et pluridimensionnelles sur l'existence vaine et appauvrit largement la protagoniste qu'elle construit dans ce récit très partiel de soi.

De surcroît, ce personnage-autrice est rendu bien souvent très peu aimable, d'abord parce qu'elle ne cesse de se vanter du succès de son enquête portant sur Tinder, qu'elle évoque un nombre incalculable de fois et souvent sans justification :

Je raconte nos débuts difficiles dans L’Amour sous algorithme – qu’il a lu et beaucoup aimé

... ou pour rappeler des lieux communs :

Oui, deux pour cent. Je sais très bien de quel phénomène parle Rodriguo, j’ai enquêté dessus dans un article pour Le Monde : « Sur Tinder, hommes et femmes évoluent dans des mondes parallèles »

Et ensuite parce que l'orgueil qu'elle tire de ses publications passe souvent pour ridicule. Elle se gargarise longuement d'avoir fait SciencesPo et d'être une autrice :

Je ne me résume pas à mes diplômes, à mon statut d’autrice, si ?

... mais on ne peut réellement la prendre au sérieux compte tenu de la faible qualité de l'introspection qu'elle livre et de la médiocrité de sa prose. D'autres passages sont assez risibles et tournent le personnage en dérision malgré lui : elle se sent par exemple extrêmement fière à l'idée de coucher avec une femme dont elle ne connaît pas le prénom, comme s'il s'agissait d'un glorieux exploit et du summum de la libération du carcan de l'hétérosexualité et des normes puritaines... sauf que cela ne choque presque plus aucun jeune Occidental des années 2020.

Enfin, certains passages l'embarrassent dans la mesure où ils témoignent de sa faible conscience de sa position de privilégiée et des questions intersectionnelles : elle se plaint par exemple d'être hautement diplômée, puis cite une étude qui affirme que les femmes diplômées ont plus de chances de rester longtemps célibataire, comme si c'était une malédiction et qu'il fallait regretter d'avoir eu son parcours académique... une nouvelle preuve que son être semble se réduire à la question amoureuse, au point où la sphère économique et laborante disparaît tout à fait de son champ de considération.

Autre exemple : elle cite Alice Coffin (Le Génie lesbien) pour affirmer que

le lesbianisme est la solution ultime pour « vivre libre ». Selon elle, « les lesbiennes ne sont pas homosexuelles. […] Une lesbienne est la rage de toutes les femmes condensée en un point d’explosion »

hélas, même si la thèse n'est pas tout à fait acceptée par Duportail, elle n'est ni approfondie, ni nuancée, ni rendue problématique par le simple fait que les femmes lesbiennes subissent également une oppression particulière. On a donc l'impression que toutes les stratégies sont bonnes pour vivre une romance heureuse, quand bien même elles ignoreraient la violence de classe ou l'homophobie.


L'autre reproche qu'on peut faire au genre de l'ouvrage est que, fondamentalement, le mélange entre autobiographie et étude féministe ne fonctionne pas : l'intensité des passages autobiographique est anéantie par les passages plus académiques, et les passages analytiques sont raccourcis à l'excès pour reprendre le fil d'une intrigue sans grande envergure. Illustrons : lorsqu'elle décrit une expérience lesbienne à grand coup de théâtralisation, elle s'empresse de couper la scène pour citer une étude bien trop connue sur les taux d'orgasmes féminin en fonction du type de relation sexuelle, ce qui est assez regrettable. De manière générale, la narration est insipide, et la seule astuce scénaristique, celle de ne révéler qu'à la fin l'identité de l'homme qui ignore son désir lors d'un début de rapport sexuel à demi-consenti, est désamorcée par un commentaire métalittéraire malvenu :

Et ouais morveuse, c’était Rodriguo. Je sais que tu t’attendais à ce que je finisse avec lui. Tout le monde s’attend à ce que la narratrice finisse avec le pote de pote qui arrive doucement, l’air de rien, dans l’histoire. Mais ce livre n’est pas une comédie romantique.

S'agissant de l'enquête à proprement parler, là encore, il y a peu de choses à sauver : les références sociologiques ou philosophiques sont systématiquement amenées avec trop peu de subtilité et se limitent souvent à une ou deux phrases, sans approfondissement, ce qui leur donne un côté presque purement décoratif ou accessoire :

Pour le philosophe polonais Zygmunt Bauman, les réseaux sociaux permettent de maquiller la réalité et « ne pas sentir qu’on se sent seul »

... mais encore ? Chaque regard porté sur le monde social crie le fait que Judith Duportail a effectué un travail documentaire strictement minimal et qu'elle n'a pas de formation en sociologie ou en philosophie qui permettrait de pousser l'analyse au-delà du déjà connu. Les seules références développées n'ont souvent pas véritablement de rapport avec ce dont elle parle, ce qui donne l'impression de plaquer des concepts sur des réalités sociales. Il faut attendre les derniers chapitres pour noter une véritable amélioration à ce niveau-là : la référence sur Rimbaud est par exemple excellente, preuve qu'on peut être pertinent.e sur les domaines qu'on maîtrise - Judith Duportail ayant fréquenté une fac de lettres.

[...] certains commentateurs de Rimbaud estiment qu’il avait arrêté la poésie car il ne supportait pas de ne pas réussir à s’affranchir des concepts de « paradis » et d’« enfer », qu’il n’arrivait pas à expulser son éducation catholique de lui-même grâce à la poésie. Il pensait que la poésie lui permettrait une révolution interne totale. Ce combat perdu serait l’objet de tout le recueil Une saison en enfer.

D'autres concepts se font également convaincants, comme celui d'anarchie relationnelle ou d'hétérosexualité politique, mais en l'occurrence essentiellement car le discours du livre à leur propos n'est que la retranscription d'une entrevue qu'elle a eu avec une experte de la question.


Afin de redorer un peu l'image de l'ouvrage, citons tout de même quelques passages tout à fait pertinents, concentrés sur les derniers chapitres :

La description du rapport sexuel à demi-consenti est extrêmement poignante, touchante et transcrit une vérité profonde sur la socialisation masculine et la non-prise au sérieux des femmes. Le passage montre à lui seul que le journalisme narratif a, en puissance, un profond intérêt, si du moins il ose ne pas se concentrer sur l'insignifiant.

La protagoniste connaît une évolution tout de même notable et parvient ultimement à prendre une distance avec l'impératif romantique en acceptant la menace de la solitude existentielle, ce qui donne lieu à une belle citation :

Mais personne ne remplira ce vide-là, ce vide au fond de moi, ce vide de grande personne. C’est mon vide.

Elle pointe enfin très judicieusement du doigt l'absurdité moderne de l'obsession pour la rencontre romantique alors que cette dernière n'est bien souvent par porteuse de sens pour les acteurs sociaux :

« L’hétérosexualité est un piège, écrit Pauline Harmange dans Moi les hommes, je les déteste. Celui de croire la relation intime obligatoire par défaut, naturelle par essence, sans se questionner sur ce qui donne du sens à une relation, pour toutes les parties concernées [...]. »

En fin de compte, Dating Fatigue n'est donc ni un essai sociologique ou féministe qui témoignerait d'un effort particulier de documentation ou de réflexion, ni une autofiction ou une autobiographie relevant de qualités littéraires ou introspectives notables, mais bien un entre-deux qui semble avoir été rédigé au fil de la plume, non sans une certaine paresse et le sentiment, désormais écrasant dans le paysage littéraire contemporain, que toutes et tous méritent d'être publié.es sous prétexte qu'ils s'attaquent à un sujet médiatisé. Il n'y a hélas pas plus terrible illusion.

Biblilichine
4
Écrit par

Créée

le 6 août 2025

Critique lue 33 fois

Biblilichine

Écrit par

Critique lue 33 fois

D'autres avis sur Dating fatigue

Dating fatigue
Biblilichine
4

Hélas, n'est pas artiste qui veut

Soyons franc : Dating Fatigue est un très mauvais livre. Triste constat qui s'explique notamment par son parti pris générique : le journalisme narratif, sorte d'enquête mêlée de passages...

le 6 août 2025

Du même critique

Persona 4 Golden
Biblilichine
8

Cet éternel et merveilleux quotidien...

Révèle la trame globale de la véritable fin mais aucun point clefN'y allons pas par quatre chemins, Persona 4: Golden m'a déçu. L’image que ce dernier a acquise parmi les friands de la production...

le 26 oct. 2023

4 j'aime

Dating fatigue
Biblilichine
4

Hélas, n'est pas artiste qui veut

Soyons franc : Dating Fatigue est un très mauvais livre. Triste constat qui s'explique notamment par son parti pris générique : le journalisme narratif, sorte d'enquête mêlée de passages...

le 6 août 2025