Être un génie - ou, disons, être plus génial que les autres -, faut pas croire, c'est pas une sinécure.


On pourrait penser que tout vous réussit, qu'on vous déroule le tapis rouge de Paris à Pékin, qu'on vous fait des ronds de gambettes dans les restaurants chics, mais c'est tout le contraire. Le succès, on le sait, c'est du talent, du travail, de la tchatche, mais également savoir se trouver au lieu dit "du bon endroit et au bon moment" ("de son temps", qu'on l'appelle aussi sur les cartes du succès).


Or le propre du génie, justement, c'est au contraire d'avoir pris de l'avance (dans le meilleur des cas), ou de tracer la route sur une ligne chronologique parallèle (dans la plupart des autres). Ce qui, au moment de coller l'étiquette de prix sur le bouquin, devient plus un handicap qu'un atout. Parce que bon, le problème, quand on a trop d'avance, c'est que personne ne suit. Et là, je vous arrête tout de suite, je ne vous parle pas de moi, contrairement à ce que vous vous imaginez déjà (bande de faux-frères), mais d'un très bon ami à moi. Et encore, pas vraiment un ami, plutôt... disons... que nous avons ce genre de rapports unilatéraux privilégiés que peuvent développer un auteur et son lecteur, ou vice versa. Car après avoir tenté Drood de Dan Simmons, et décidé que ses phrases de six lignes ne me rendraient pas service en période de fin d'année scolaire, je suis retourné vers une valeur sûre de mon panthéon personnel : David Calvo.


Et là, à part quelques irréductibles rats de bibliothèques, vous vous demandez : qui c'est, David Calvo ?


Démontrant par là-même que mon préambule n'était pas volé.


David Calvo, donc, pour vous répondre, c'est un p'tit gars bien de chez nous (mais plutôt du côté de Marseille - la ville, pas la série TV), qu'on connaît (quand on le connaît) pour être un frère d'écriture de Fabrice Colin, et plus particulièrement pour son roman Wonderful, titre-phare de chez Bragelonne qui transforme le Neverwhere de Gaiman en apocalypse astronomico-mystico-musicale. Un roman remarquable, bien que confus (et empruntant par trop à son inspirateur), dont le lyrisme cérébral pourra - au choix - toucher au coeur ou laisser froid. Esprits étroits s'abstenir : si le bonhomme est plus accessible que son compère (mais pas moins brillant), pour s'accrocher, il faut avoir des étoiles dans la tête.


Ce qu'on sait moins de lui (ou, disons, encore moins), c'est que l'homme a publié son premier ouvrage à 23 ans, dans l'indifférence quasi-générale - et c'est précisément celui-ci que j'ai extirpé des rayonnages obscurs de ma bibliothèque. "Delius - une Chanson d'Eté", que ça s'appelle. ça parle victorien, ça parle botanique, ça parle fées, ça parle jack l'éventreur mais version "jeune homme triste", avec une vertigineuse inventivité et un style déjà parfait - ou pas loin -, à vous refiler des complexes king size (ok, je lis la version révisée, publiée six ans plus tard, seulement ce n'est qu'une piètre consolation). Typiquement le genre de bouquin qui fleurissent, bourgeonnent, prolifèrent dans les jardinières des libraires, mais sans les mauvaises herbes. Les mêmes, en un seul et en mieux. Tellement mieux, même, qu'il n'y a pas de comparaison possible. Les cadors du moments ne peuvent rivaliser, ni dans les mots, ni dans les images, tant Délius est plus libre, plus noir, plus vif, plus inspiré, plus enlevé, plus littéraire, plus irrévérencieux. Un peu steampunk par-ci, un peu gothique par-là, gentiment Holmesien, amoureusement Conandoylesque. Le genre qui fleure bon la déclaration d'amour aux illustres disparus.


Le roman aurait-il été publié cette année que son auteur serait célébré de toutes parts, condamné volontaire au petit tour pépère des salons littéraires, tant son travail s'inscrit dans une mouvance qu'il avait anticipé de 20 ans, mais moins dans l'imitation que dans l'appropriation, moins dans le respect guindé que dans le dépassement plein de fièvre.


Au lieu de quoi vient-il de publier son dernier ouvrage (Sous la Colline) sans attirer davantage l'attention (hors les seuls connaisseurs), et gagne-t-il son pain quotidien en bossant pour Dofus.


Ah, non, vraiment, être génial, c'est pas une sinécure.


Alors moi, là, si j'étais vous, je bifferais ma liste de roman à acheter pour coller celui-ci en tête de file (pas de regret, il est meilleur, vraiment). Puis je passerais le mot à mes amis, avec pour consigne de passer le mot à leurs amis.


Et si j'étais les Editions J'ai Lu, ou Flammarion, ou qui que soit l'heureux propriétaire des droits, je ressortirais illico des cartons les deux volets de la Trilogie de Lacejambe (deuxième volet : La Nuit des Labyrinthes), dans une édition luxe-grand-format-cartonné-glaçé, mais sans rien changer aux dessins de couvertures (qui n'ont pas pris une ride), et je ferais le forcing auprès de l'auteur pour qu'il en écrive (ou finisse) le 3ème volet (Laocoon, un Hymne d'Hiver).


Laisser dormir ces textes dans un fond de tiroir, à une époque comme la nôtre, c'est moins une faute de goût qu'une faute professionnelle.

Liehd
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le 27 juin 2016

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Liehd

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