Je me souviens... J'ai 12 ans, et je déteste la lecture, en tout cas de romans. Ce que j'aime, c'est les bouquins qui m'instruisent: qu'ils parlent de cosmologie, de dinosaures, d'histoire, de mythologie, ou de culture des haricots... Bon, peut-être pas de culture des haricots!
En matière de fiction, je ne lis que de la Bande-dessinée à l'époque.
Peut-être parce que, contrairement à l'école et sa farandole de notes destinées à me faire rentrer le plus tôt possible dans des petites cases afin de déterminer ma future condition d'Alpha ou d'Epsilon au sein de la société, ainsi qu'aux lectures poussives et inutiles qui sont associées à cet exercice périlleux qui consiste à juger la valeur d'un être humain entre ses 5 et ses 25 ans, la BD, elle, ne cherche pas à me juger, ni à apposer sur moi toute une série d'étiquettes, me transformant en futur combustible de premier ou de second choix (de second choix en ce qui me concerne à n'en pas douter) servant à faire fonctionner la machine consommation sur notre belle planète croissance.
Non, la BD, elle s'en contrefiche de tout ça, et elle n'est pas non plus considérée comme très sérieuse par l'usine à misère (en tout cas la mienne) que je suis obligé de fréquenter chaque jour à mon grand désarroi.
Donc avec la certitude qui caractérise le pré adolescent que je suis, je déteste les livres de fiction.


Et puis paf, et zou, et puis repaf (parce que ça mérite une second paf, comme quoi je suis un type généreux tout de même), voilà que ma prof de l'époque, absolument charmante au demeurant, ce qui compte tout de même pour un jeune homme pré-pubère, et adoucit largement le calvaire quotidien de sept heures par jour le cul collé sur ces saloperies de bancs inconfortables, nous oblige à lire ce livre d'Agatha Christie.
Et là, autant le dire, c'est une grosse révélation pour moi. Je dévore le machin, et une fois fini, j'en redemande. Je me suis bien fait avoir! Il me prend une boulimie de lecture, et je me tape une bonne cinquantaine de romans de la maitresse du whodunit au long des années, et ça m'incite également à lire d'autres trucs: romans policiers d'abord, et puis science-fiction, horreur, et fantastique essentiellement (je garderai tout de même une certaine méfiance vis à vis des auteurs réalistes tout au long de ma scolarité, et a bien y réfléchir encore à l'heure actuelle; on se refait pas, que voulez vous!).
Bref, Dame Agatha vient de m'ouvrir les portes d'un monde que je ne soupçonnais pas.


...


On fait un grand saut dans le temps et je me retrouve il y a peu (27 ans plus tard... Mon Dieu!) à avoir le plaisir de lire à voix haute tout une série de bouquin à la merveilleuse personne qui partage ma vie. Après avoir lu plusieurs romans de Christie, je conclus le cycle avec Dix petits nègres.
Je comprends d'autant plus la fascination que j'ai pu éprouver pour cette histoire lorsque j'étais plus jeune.
Car oui, Dix petits nègres est un mystère assez extraordinaire, qui par bien des aspects se transforme par moments en récit d'horreur: les scènes du milieu du livre ou les personnages sont enfermés dans leurs chambres, tous se méfiant de chacun, sont des moments de tension à peine supportables (et j'y repenserai sans doute plus tard en regardant The Thing de Carpenter) ; et Dame Christie s'y entend pour vous mettre dans tous vos états.
Bien sûr, l'auteur n'est pas une styliste extraordinaire en général, mais elle a atteint dans ce roman un summum de son talent d'écriture.
Le roman fonctionne surtout grâce à la capacité de Christie à caractériser par petites touches ses personnages, et à les faire évoluer dans ce microcosme qu'elle a crée pour eux du nom de l'île du nègre.
Le tueur joue avec les nerfs de ses invités (et par procuration avec les nôtres), et les brises les uns après les autres.
Dans ce monstrueux jeu de massacre sans aucune pitié, Christie nous fait à la fois ressentir une forme d'empathie pour les victimes piégées sur l'île du nègre, et également une forme de dégoût à leur encontre, car chacun d'entre eux est coupable d'un crime impuni. C'est également de cette ambivalence que ressort tout l'intérêt du récit qui nous est conté.
Bien sûr il sera très malin celui qui parviendra à découvrir le fin mot de l'histoire avant la révélation, et l'énigme est évidemment d'un intérêt primordial dans ce genre d'exercice, mais c'est surtout à travers les descriptions de l'état d'esprit des personnages, de l'ambiance pesante et quasi fantastique instillée par l'auteur, ainsi qu'à travers une étude sociale pleine d'ironie que l'auteur rend le récit mémorable: le microcosme de l'île du nègre pouvant très bien représenter le macrocosme qu'est la Grande-Bretagne (toute deux sont des îles après tout), et sa mauvaise conscience sur des tas de domaines, chaque personnage incarnant une partie de la bonne société anglaise et de ses vices; que ce soit sa justice expéditive à l'époque, comme les exactions commises dans les colonies,...
Tous ces éléments font de Dix petits nègres un récit qui dépasse largement le simple récit policier, et qui est bien plus subtil et intéressant qu'il ne le laisse à penser au premier abord.

Samu-L
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le 16 oct. 2018

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