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Don Juan
6.7
Don Juan

livre de Michel de Ghelderode (1928)

« La Fatalité, cette vieille amie » ?

Avec le temps, les textes de Ghelderode sont devenus mes petits plaisirs secrets – d’autant que les couvertures des rééditions de ses livres dans la collection « Espace Nord » sont d’une élégance macabre remarquable.
Par exemple, je ne suis jamais enthousiasmé d’avance par les réécritures de mythes, mais je sais que dans la Mort du docteur Faust ou dans Barabbas, Ghelderode ne s’en tenait pas à faire agir et parler des personnages mythiques conscients d’être mythiques : il y avait davantage, comme il y a davantage dans son Don Juan qu’une énième variation sur celui qu’on peut voir aussi bien comme un malade pathétique, un cœur pur, un séducteur démoniaque ou un grand enfant émouvant – avec toutes les nuances entre ces pôles et toutes sortes de jugements moraux à la clé.
Chez Ghelderode, il y a cet enchevêtrement de connotations qui fait que le sens gonfle, comme une boule de neige s’enrobe elle-même de neige le long d’une pente neigeuse. Ainsi, ce Don Juan-là se passe-t-il dans un bordel ; plus exactement, « c’est l’ironie du sort qui voulut que ce singulier roman d’amour se déroulât dans cette maison mystiquement close ! », dit don Juan (1). On pourrait y lire une simple provocation – ce serait le cas chez un autre auteur ou certains metteurs en scène. Mais l’établissement s’appelle « Babylone », ce qui explique que don Juan dise à Aurora « sans vouloir vous faire un compliment, les pauvres mâles égarés dans ce refuge d’affligés pouvaient vous croire contemporaines de la fondation de la ville illustre dont le nom ici même sert d’enseigne ». C’est, en un sens, redonner aux mots toute leur portée. La pièce résonne presque perpétuellement de tels échos.
Il n’y a ici ni père, ni paysannes à séduire, ni Commandeur, ni doña Elvire, ni Sganarelle, – mais un « petit homme vert » syphilitique ; quelques prostituées ; un bonimenteur de foire qui tiendrait lieu de conscience ou de coryphée ; une Olympia en guise de Femme suprême et spectrale ; et un videur nommé Beni-Bouftout qui, « moins complexe », « renouvelle l’espèce », se définit comme « un nègre, un don Juan optimiste, bien portant ». Certains se prennent pour don Juan, dont ils sont un double ou un reflet. Tous dressent le portrait du séducteur. L’identité même de don Juan, tourmenté par son propre mythe, est le sujet central de la pièce.
« Seul ? Je ne veux pas. Je n’existe pas si je suis seul » : ainsi le héros résume-t-il sa condition, qui est peut-être la condition de tout être humain. Nous sommes incernables.
Don Juan résiste au temps, à la haine qu’on lui porte, à l’amour qu’on lui porte, à la comédie, à la tragédie, etc. et même aux mauvais écrivains.
Ghelderode le fait résister à sa propre esthétique, cette esthétique faite de larmes et de bouffonnerie, mêlant poésie en prose et roman-feuilleton à deux sous. Parmi tous les passages de la pièce qui pourraient lui tenir lieu de résumé, on trouve ainsi celui-ci – c’est le bonimenteur qui parle : « Babylone, tu n’es plus la maison du plaisir aimable, tu es la maison du crime ! Ici, ici périt la Beauté ! Si banalement un soir banal d’une ère banale. La justice humaine n’a pas prévu ce crime d’iconoclastie, mais les dieux sont-ils bien morts, et d’inéluctables calamités ne vont-elles pas s’abattre sur les acteurs de ce morne drame ? […] / Dans l’obscurité, don Juan sanglote. / Pleure, il en est l’instant ! Tout t’y convie ! Et quel éclat funèbre autour de ton nom. »
Mais Ghelderode ne le fait pas résister au carnaval.


(1) Mon édition regroupe deux versions : une reproduction anastatique de la première, de 1928, sous-titrée « drama-farce pour le music-hall » ; et la dernière parue du vivant de l’auteur, en 1955, sous-titrée les Amants chimériques. Ce n’est pas ici le lieu de comparer les deux ; mettons que la première version paraît en un sens plus classique. Cette critique cite tantôt l’une, tantôt l’autre.

Alcofribas
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le 23 mai 2019

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