Texte écrit durant son exil à Londres auprès de la Résistance. Elle y mourra d'épuisement physique et moral, refusant de s'alimenter, à 34 ans.


"Les hommes ont souvent rêvé de supprimer le problème religieux. Ce fut le rêve de Lucrèce. « Combien la religion a pu conseiller de crimes ! » Les Encyclopédistes ont cru y être parvenus. Leur influence, effectivement, s'est fait sentir dans tous les pays, à travers tous les continents.
Et pourtant il n'est peut-être pas aujourd'hui un être humain au monde qui ne souffre dans sa vie intime, quotidienne, par la répercussion d'un drame religieux unique qui a pour théâtre la planète entière.
Ce qui fait que l'homme ne peut pas éviter le problème religieux, c'est que l'opposition du bien et du mal est pour lui un fardeau intolérable. La morale est quelque chose où il ne peut pas respirer.
Une tradition albigeoise raconte que le diable a séduit les créatures en leur disant : « Avec Dieu vous n'êtes pas libres, car vous ne pouvez faire que le bien. Suivez-moi et vous aurez la puissance de faire à votre gré le bien et le mal. » L'expérience confirme cette tradition, car l'innocence se perd tous les jours par l'attrait de la connaissance et de l'expérience, bien plus que par celui du plaisir.
L'homme a suivi le diable. Il a reçu ce que le diable lui promettait. Mais mis en possession du couple bien et mal, il est aussi à son aise qu'un enfant qui aurait pris dans sa main un charbon brûlant. Il voudrait jeter le charbon. Il s'aperçoit que c'est difficile.
Il y a trois méthodes pour y parvenir.
La première est irréligieuse. Elle consiste à nier la réalité de l'opposition entre le bien et le mal. Notre siècle l'a essayée. Une horrible parole de Blake a eu parmi nos contemporains un grand retentissement
« Il vaut mieux étrangler un enfant dans son berceau que de garder au cœur un désir non satisfait. »
Seulement ce n'est pas le désir qui oriente l'effort, c'est le but. L'essence même de l'homme est l'effort orienté ; les pensées de l'âme, les mouvements du corps, n'en sont que des formes. Quand l'orientation disparaît, l'homme devient fou, au sens littéral, médical du mot. C'est pourquoi cette méthode, fondée sur le principe que tout se vaut, rend fou. Quoiqu'elle n'impose aucune contrainte, elle précipite l'homme dans un ennui semblable à celui des malheureux condamnés à la prison cellulaire, et dont la plus grande douleur est de n'avoir rien à faire.
L'Europe est tombée dans cet ennui depuis l'autre guerre. C'est pour cela qu'elle n'a fait presque aucun effort pour échapper aux camps de concentration.
Dans la prospérité, avec des ressources surabondantes, on essaie de tromper un tel ennui en jouant. Non pas des jeux d'enfants qui croient à leurs jeux. Des jeux d'hommes mûrs en captivité.
Mais dans le malheur les forces ne suffisent pas aux besoins. Le problème de savoir comment diriger ses forces ne se pose plus. L'homme n'a plus à diriger que son espérance. L'espoir des mal-heureux n'est pas matière à jeu. Le vide devient alors insupportable. Le système qui pose que tout se vaut est rejeté avec horreur.
C'est ce qui s'est produit en Europe. Les nations ont eu ce mouvement d'horreur tour à tour, à mesure que le malheur les prenait.
La seconde méthode est l'idolâtrie. C'est une méthode religieuse, si l'on prend le mot religion au sens où le prenaient les sociologues français, l'adoration de la réalité sociale sous des noms de divinité divers. C'est ce que Platon comparait au culte d'un gros animal.
Cette méthode consiste à délimiter une région sociale à l'intérieur de laquelle le couple de contraires bien et mal n'a pas le droit d'entrer. En tant que partie de cette région, l'homme n'est plus soumis à ce couple.
L'usage de cette méthode est fréquent. Un savant, un artiste, croient souvent être en tant que tels dégagés de toute obligation, ayant fait de la science, de l'art, un espace clos où la vertu et le vice ne pénètrent pas. De même aussi quelquefois un soldat, un prêtre ; ainsi s'expliquent les sacs de villes et l'Inquisition. D'une manière générale, cet art de la compartimentation a fait commettre au cours des siècles beaucoup de monstruosités par des hommes qui ne paraissaient pas des monstres.
Mais la méthode est défectueuse quand elle est partielle. Un savant n'est pas délivré du couple bien et mal en tant que père, époux, citoyen. Pour que la délivrance soit totale, la zone d'où l'opposition du bien et du mal est exclue doit être telle qu'un homme puisse y pénétrer tout entier.
Une nation peut jouer ce rôle. Ce fut le cas dans l'antiquité pour Rome et pour Israël. Dès lors qu'un Romain avait cessé d'exister a ses propres yeux en toute autre qualité qu'en qualité de Romain, il était affranchi du bien et du mal. Il n'était régi que par la loi purement animale de l'expansion. Il n'avait à songer qu'à dominer les peuples en maître absolu, épargnant plus ou moins ceux qui obéissaient, écrasant ceux qui lui opposaient leur fierté. Les moyens mis en usage étaient indifférents, sinon du point de vue de l'efficacité.
Une Église peut jouer aussi le même rôle. L'apparition de l'Inquisition au Moyen Âge montre qu'un courant de totalitarisme s'était sans doute glissé dans la chrétienté. Heureusement il ne l’a pas emporté ; mais il a fait avorter peut-être cette civilisation chrétienne que le Moyen Âge avait été sur le point de produire.
De nos jours, les nations seules exercent cette fonction, non pas directement, mais par l'intermédiaire d'un parti d'Etat et des organisations qui l'entourent. Dans les pays à parti unique, le membre du parti qui une fois pour toutes a abdiqué toute autre qualité que celle-là n'est plus soumis au péché. Il peut être maladroit, à la manière d'une domestique qui casse une assiette. Mais quoi qu'il fasse, il ne peut faire aucun mal, car il est exclusivement le membre d'un corps, le Parti, la Nation, qui ne peut faire aucun mal.
Il ne perd cette protection, cette armure, que si soudain il redevient un être de chair et de sang, ou bien un être qui a une âme, bref autre chose qu'une parcelle de ce corps. Mais le privilège d'être affranchi du bien et du mal est si précieux que beaucoup d'hommes et de femmes, ayant choisi pour toujours, restent inflexibles devant l'amour, l'amitié, la souffrance physique et la mort.
Il leur en coûte, et il ne faut pas s'étonner qu'en contrepartie ils prennent plaisir à torturer les faibles. Ils ont besoin de se prouver expérimentalement à eux-mêmes la réalité de cette licence absolue dont ils ont payé si cher le privilège.
De même que l'indifférence au bien et au mal, une telle idolâtrie conduit à une sorte de folie. Mais ce sont deux folies très différentes. L'Allemagne avait contracté la première à un degré plus élevé qu'aucun pays d'Europe. Sa réaction a été violente en proportion. Mais en se rejetant avec désespoir dans la seconde de ces deux folies, elle a gardé beaucoup de la première. Leur combinaison a produit ce qui fait depuis quelques années l'horreur et l'épouvante du monde.
Pourtant nous ne devons pas méconnaître que l'Allemagne est pour nous tous, gens du XXe siècle, un miroir. Ce que nous apercevons là de tellement hideux, ce sont nos propres traits, seulement grossis. Cette pensée ne doit rien ôter à l'énergie de la lutte, au contraire.
L'idolâtrie est dégradante. Heureusement, elle est de plus précaire. Car l'idole est périssable. Rome a fini par être mise à sac et réduite en servitude à son tour. Le folklore est plein d'histoires de géants a qui personne ne peut faire de mal, parce qu'ils ont caché leur âme dans un oeuf qui est dans un poisson qui est dans un lac très lointain et gardé par des dragons. Mais un jour un jeune homme surprend le secret, s'empare de l'oeuf et tue le géant. C'est que le géant avait commis l'imprudence de cacher son âme quelque part sur cette terre, dans ce monde. Un jeune S.S. commet la même imprudence. Pour être en sécurité, il faut cacher son âme ailleurs.
L'art d'y parvenir constitue la troisième méthode, qui est la mystique. La mystique est le passage au-delà de la sphère où le bien et le mal s'opposent, et cela par l'union de l'âme avec le bien absolu. Le bien absolu est autre chose que le bien qui est le contraire et le corrélatif du mal, quoiqu'il en soit le modèle et le principe.
Une telle union est une opération réelle. Comme une jeune fille, après avoir eu un mari ou un amant, n'est plus vierge, de même une âme, après avoir passé par une telle union, est devenue autre pour toujours.
C'est une transformation inverse de celle qui s'est produite quand les créatures ont suivi le diable. Par suite, c'est une opération difficile, et même impossible, contraire à la loi de dégradation de l'énergie, bien plus encore que la transformation de la chaleur en mouvement. Mais l'impossible est possible à Dieu. En un sens même, seul l'impossible est possible à Dieu. Il a abandonné le possible aux mécanismes de la matière et à l'autonomie des créatures.
Les procédés et les effets de cette transformation ont été étudies expérimentalement, de la manière la plus minutieuse, dans l'antiquité par les Egyptiens, les Grecs, les Hindous, les Chinois et probablement beaucoup d'autres, au Moyen Âge par plusieurs sectes bouddhistes, par les musulmans et par les chrétiens. Depuis plu-sieurs siècles, ces choses sont plus ou moins oubliées dans tous les pays.
La nature même d'une telle transformation empêche qu'on puisse espérer la voir accomplie par tout un peuple. Mais la vie entière de tout un peuple peut être imprégnée par une religion qui soit tout entière orientée vers la mystique. Cette orientation seule distingue la religion de l'idolâtrie.
L'école sociologique française a presque raison dans son explication sociale de la religion. Il s'en faut d'un infiniment petit qu'elle ait raison. Seulement cet infiniment petit est le grain de sénevé, la perle dans le champ, le levain dans la pâte, le sel dans la nourriture. Cet infiniment petit est Dieu, c'est-à-dire infiniment plus que tout.
Dans la vie d'un peuple comme dans la vie d'une âme, il s’agit seulement de mettre cet infiniment petit au centre. Tout ce qui n'en a pas le contact direct doit en être comme imprégné par l'intermédiaire de la beauté. C'est ce qu'a failli accomplir le Moyen Âge roman, cette période prodigieuse où quotidiennement les yeux et les oreilles des hommes étaient comblés de beauté parfaitement simple et pure.
La différence est infiniment petite entre un régime du travail qui ouvre aux hommes la beauté du monde et un autre qui la ferme. Mais cet infiniment petit est réel. La où il est absent, rien d'imaginaire ne peut le remplacer.
Partout et toujours, s'il est permis d'employer de tels mots pour résumer, jusqu'à une période récente, le régime du travail a été corporatif. Les institutions telles que l'esclavage, le servage, le prolétariat, s'ajoutaient à l'organisation corporative comme un cancer à un organe. Depuis quelques siècles, le cancer a remplacé l'organe.
Quand le fascisme met en avant la formule corporative, c'est avec la même sincérité que lorsqu'il parle de paix. D'ailleurs, rien de ce qu'on nomme aujourd'hui corporatisme n'a quoi que ce soit de commun avec les anciennes corporations. L'antifascisme aussi peut un jour adopter cette formule, et derrière ce rideau tomber dans un capitalisme d'Etat à forme totalitaire. Un vrai régime de corporations ne poussera pas dans un milieu qui n'y sera pas spirituellement préparé."

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le 31 janv. 2022

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