Fascinée par René Char depuis ma découverte de "Fureur et mystère" à l'âge de 15 ans, je ne pouvais que me passionner pour la vie de celle avec qui il vécut un amour absolu pendant près de trente ans.
À chacun ses idoles.


Cette femme, c'est Tina Jolas, épouse d'André du Bouchet, grande voix poétique de l'époque. Elle n'a pas 30 ans quand, mariée et mère de deux enfants, elle succombe à René Char. S'en suivront des décennies de passion fulgurante et de fusion intellectuelle, littéraire et poétique, entre ces deux (très) grands esprits, elle traductrice et ethnologue, lui figure incontournable de la poésie française.


En 2011, Paule du Bouchet, la fille de Tina Jolas, entreprend de retracer le destin de sa mère pour tenter d'en percer les mystères. "Pour ôter le poids de l'histoire, pour remplir le creux entre elle et moi, ce creux inqualifiable, cette absence d'elle éprouvée depuis toujours." Elle qui fut toujours pour sa fille, celle qui disparaît, dont on ne sait pas si elle reviendra, celle pour qui Paule se noya dans les larmes mais qui préféra son bonheur avant tout, royal, hiératique total, ne souffrant aucun compromis. Paule qui écrit "Il y avait dans leur amour quelque chose d'irrémédiable comme la mort".



Ma mère est une figure, aiguisée, infiniment tendre, de la disparition. (...) Je ne peux parler d'elle que comme de celle qui partait.



Dans le cercle de feu qu'ils ont tracé autour d'eux, ni mon chagrin ni mon angoisse n'ont de place.



C'est un portrait tout en nuances, en tendresse mais aussi en mélancolie que brosse cette femme née en 1951 et qui fut aux premières loges de cet amour bouleversant, qui fit se déchirer ses parents. Ce qui saisit en premier lieu le lecteur, c'est la beauté de l'écriture de Paule, la douceur et la tristesse de ses réminiscences d'enfance, et puis la lente translation opérée par l'écriture, le regard qui mue, au fil des âges, et jette une lumière différente sur les choix de Tina. Et c'est un hommage en forme de retrouvailles que nous donne à lire sa fille qui, manifestement, a hérité du talent littéraire de sa mère.


Cette dernière dont on découvre un visage assez grandiose et très émouvant via la correspondance qu'elle entretint pendant un demi-siècle avec son amie Carmen Meyer (et dont la dernière partie du livre nous offre un aperçu). Lettres choisies qui donnent également à entendre la belle voix de cette amie chère à qui Tina écrit : "Les mots de l'extrême amitié sont presque ceux de l'amour".


Ce texte me donne également l'occasion de faire (partiellement) chuter René Char du piédestal où je l'avais placé depuis mon adolescence. Homme bourru, sauvage, en proie à des colères homériques, ne conduisant pas, ne voyageant jamais : tel est en filigrane le portrait que dresse Paule du Dieu de [sa] mère, avec qui elle eut parfois maille à partir, avant de connaître l'apaisement.


C'est encore une conversation hasardeuse sur un groupe Facebook qui m'a amenée vers ce livre et je remercie de tout cœur la personne qui me l'a indiqué. De retour du Vaucluse où j'ai passé quelques jours, je ne pouvais trouver meilleure temporalité pour lire ces lignes. Plus poignant miroir à me tendre aussi. Tina me rappelle en effet un peu ma mère et un peu moi, la première pour son côté "femme qui fuit", la seconde pour son obsession, sa sacralisation de l'Amour :



En fait, je ne raisonne rien du tout, je suis soit abrutie de cris et d'enfants, soit traversée d'un éclair d'amour absolument fou quand je me souviens tout à coup de quelque chose qu'il m'a dit ou de son visage (...) Je ne lis que ce qui touche à l'amour.



De façon éloquente, l'adjectif insensé revient souvent sous la plume de Tina Jolas qui apparaît comme une femme hypersensible, exaltée, exaltante, lyrique, brûlante. Chacune s'y lira : ses mots d'extase amoureuse sont ceux d'une femme intensément éprise, qui jouit de ne plus vraiment s'appartenir, que l'amour comble totalement. Son enthousiasme sans retenue face à la beauté du monde est aussi celui de toute personne qui a bu à la coupe poétique de tout son saoul. Sa voix prenant les teintes de celle de son cher René, parfois. Comme nous contamine l'autre que l'on aime...


J'ai aimé découvrir ses lectures (Nietzsche, Shakespeare), dont elle confie l'émotion à son amie, savoir les paysages qui ont touché son cœur : Tina m'a énormément émue et je suis très honorée d'avoir pu ainsi, grâce à Paule, partir à sa rencontre. Le choc fut si grand par instants, à certaines pages, que je ne sais plus si les larmes que je versais alors étaient de tristesse ou de joie. Les deux, sans doute.


Quand on a connu l'immense Amour, l'Amitié indéfectible, des enfants loyaux et des paysages somptueux, peut-on s'estimer heureux ?
Je le crois. C'est en tous cas, malgré les inévitables douleurs, ce qui ressort de ces pages si belles qu'il est impossible d'en reproduire fidèlement l'éclat. Je me contenterai donc de laisser silencieusement leur écho cheminer en moi.. En voici quelques extraits.


Un merci gigantesque et plein de gratitude à Paule du Bouchet...



Il m'a gagnée, à quel point, à quelle profondeur, si tu le savais, tu en serais épouvantée ! Il ne s'est pas saisi de la profondeur qui était à moi, il m'a projetée tout au fond de moi-même, me tirant à lui, me contraignant à creuser avec une bêche de marbre et de silex.



la curiosité passionnée est devenue si vite l'amour passion et entre nous, il n'y a pas eu un geste, un mot qui ne soit de beauté insensée. (...) tu sais qu'il a vécu dans les forêts toute la guerre et est perdu dans cette vie-ci depuis mais moi je ne le verrai pas dans ces forêts, seulement toujours dans cette chambre profonde qui d'ailleurs ressemble à une grotte, si haute, pleine de peintures et d'armes et de livres. Et il me dit de telles choses.


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le 15 août 2020

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