Un petit hameau de campagne tout près de Clermont-Ferrand. Un peu moins de cent âmes. C'est ici qu'Albert, cinquante-deux ans et ancien soldat affecté sur la ligne Maginot durant la Seconde Guerre Mondiale, vit avec Suzanne son épouse, Madeleine sa vieille mère à la lucidité occasionnelle et Gilles son fils puiné de dix ans. Henri, le fils aîné est mobilisé en Algérie : nous sommes le 9 juillet 1961 et la journée qui s'annonce promet d'être de nouveau caniculaire.
Ce jour est important : Liliane (la petite sœur d'Albert que ce dernier a élevé à la mort de leur père) vient déjeuner avec son mari. Suzanne attend également le poste de télévision (le premier du village) qui doit lui être livré dans l'après-midi. L'évènement doit d'ailleurs être sacralisé par une visite de la famille chez le photographe, une habitude qui perdure depuis une dizaine d'années : à chaque évènement d'importance, madame emmène mari et enfants se faire tirer le portrait ; le cliché est ensuite collé dans un bel album avec la mention de la date et de la touche de modernité qui a pénétré dans le foyer ce jour-là. Aujourd'hui, c'est la télé. Et Suzanne est d'autant plus fébrile qu'Henri, son fils chéri, doit passer le soir même dans l'émission « cinq colonnes à la une » consacrée au conflit engagé par le Général. Tout le village est invité pour l'occasion.
Mais on sent Albert bien loin de ces préoccupations. Détaché de tout, concerné par rien. La terre héritée de ses ancêtres ne le nourrit plus si bien qu'il a dû prendre un emploi de nuit à l'usine Michelin. Terres qui vont de toute façon lui être enlevées à l'occasion du grand remembrement décidé par le gouvernement.
Jean-Luc Seigle nous livre ici un huis-clos poignant. J'ai d'abord crains un recueil de souvenirs d'antan à la Pagnol. Mais l'atmosphère étouffante de cette journée, la passion du jeune Gilles pour Balzac, l'attirance de Suzanne pour le beau facteur qui lui apporte les lettres en provenance du front, l'inquiétude de cette mère pour son fils qui ne rentrera peut-être pas orientent différemment le récit. On comprend rapidement la détresse d'Albert, écorché par la guerre, la honte de la défaite, et sa captivité durant quatre années en Allemagne. Il est un homme du passé, incapable de s'adapter aux changements, réfractaire à ce monde moderne qui envahit chaque jour un peu plus son quotidien (et dont le fameux poste de télévision se veut être le symbole). Albert n'en peut plus, il ne peut plus suivre. Et ne le souhaite plus. Jusqu'à son second fils passionné de littérature et qu'il se montre impuissant à comprendre ou à aider.
Ce livre, c'est le drame d'un homme décrit avec une grande pudeur. D'un homme au bout de son chemin, d'un homme qui a décidé que cette journée serait sa dernière et qui en éprouve une certaine sérénité. Un style d'écriture très agréable, empreint de sobriété et d'une grande finesse dans les descriptions. On note l'investissement de l'auteur dans ce récit, son profond attachement pour ses personnages qu'il brosse avec minutie. Le post-scriptum réhabilitant la ligne Maginot et ses héros achève de nous convaincre de l'œuvre personnelle réalisée par l'auteur : de legs du savoir, des valeurs d'une génération à la suivante, puis de mémoire.
Un très beau livre.
BibliOrnitho
9
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le 28 juin 2012

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