Le surhomme de Nietzsche s'est accouché sous la plume de Christine Rochefort

Malgré un titre et une couverture qui pourraient cacher un roman du mièvre le plus absolu, ce livre à l'écriture particulière - de par son absence de signalement des dialogues, sa ponctuation rare, et son papillonnement entre les points de vue - est porteur d'une utopie bien plus monumentale que ce qu'il peut laisser présager.
L'action a lieu en France, post-68, dans ce monde d'après la grande déconstruction des valeurs, de la morale, du devoir, du bonheur. Certains sont après ça retournés dans leur petite case ; d'autres essaient tant bien que mal de vivre leurs convictions dans des communautés ou des engagements divers ; tous ceux qui l'ont fait en gardent cependant la cicatrice du vouloir, du pouvoir, de l'exaltation de la liberté.
Tout ceci, on le découvre au fil du livre, chez les adultes rencontrés au hasard par les jeunes fugueurs qui ont "dropé" de l'école et de la maison familiale, de plus en plus nombreux - ça se répand comme un virus. Les enfants redeviennent vivants. Vivants, sauvages, superbes.
"Qu'est-ce qu'ils sont beaux !" entend-on dire au fil du livre, alors que la narration se détache des petits, qui deviennent peu à peu trop libres pour qu'on puisse seulement les concevoir… Alliés ils trouveront au fur et à mesure, chez les femmes surtout, chez les hommes jeunes, ou les vieux ; chez les désespérés, ceux qui ont pour destin d'être exterminés par l'obsession du progrès de Qui-Ça le bulldozer ; chez ceux qui font semblant de ne pas voir qu'on pique dans leur boutique, ou chez celles qui au contraire prennent le coup pour discerner des signes de reconnaissance et prendre la main d'un enfant seul pour que la police ne l'embarque pas. Une chose est sûre, ces enfants ne reviendront pas, ils ne redeviendront pas ce qu'on voudrait qu'ils soient. Certains, dans le dehors, naissent simplement, deviennent ; d'autres s'accouchent de nouveau, se rencontrent eux même, tous vivent, et vont vers le Sud.
Ce livre est à rapprocher de "l'An 01", mais est sûrement porteur d'une utopie plus grande encore, plus pure : les enfants rayonnent d'une intensité qu'on ne peut comparer à celle d'adultes qui ont eu déjà raté le coche, commencé à faire leur vie à la manière de ce qu'on leur dit d'être, et qui essaient de reconstruire quelque chose qui y sera malheureusement semblable au défaut de pouvoir revenir au "rien" originel. Les enfants eux sont prêts à retourner à la nature, n'en étant jamais vraiment sortis. Certains s'échangent des trucs, comment manger les orties, une prune contre un oeuf, telle boulangerie est avec nous, la ferme à l'Est offre le diner ; ils rêvent et rencontrent des rêves, parfois c'est trop et eux-mêmes sont septiques face à un tel dépassement de la réalité sur l'imagination.
Un petit goût amer, de regret peut-être d'avoir passé l'âge idéal (entre 7 et 12 ans), sera submergé sûrement par le désir de le faire advenir, cet épanchement d'enfants, ce voyage initiatique, impossible sûrement ou du moins improbable. Qu'ils redeviennent parfaits, qu'ils s'éloignent de nous, naissez à nouveau, enfants. Ensemble dispersés, rien ne pourra vous arrêter : soyez donc parasites de ce monde qui veut vous vendre la sécurité contre votre bonheur, sucez-le jusqu'à la moelle : enfants, personne n'osera vous emprisonner, personne ne sera capable de vous reprendre.

ize
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le 4 août 2018

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