Maurice Midena, ancien étudiant de l’école de commerce nantaise Audencia, aujourd’hui journaliste, prétend avec cet ouvrage soulever la pierre qui abrite le microcosme particulier des grandes écoles de commerce pour en donner à voir les acteurs et les ressorts. Sa démarche est hybride, car motivée en partie par l’expérience de son propre passage en école, mais poussée également par les exigences de rigueur attenante à sa profession. Ces deux dynamiques apparaissent dans son travail, au travers, d’une part, des témoignages recueillis auprès d’étudiant.e.s et d’ancien.ne.s des grandes écoles de commerce, nourrissant une approche qualitative. D’autre part, il est étayé par de nombreux apports théoriques, issus en particulier de la sociologie (mais aussi de l’économie, de l’histoire, de la philosophie). Cette synthèse, réussie chez les journalistes les plus appliqués, fonctionne ici à plein, rendant aisée et vivante une lecture qui aurait pu être ardue, eu égard à la complexité (ou l’aridité statistique, parfois) des sujets traités. Les introductions de chapitres ont également le mérite de nous plonger rapidement dans le sujet, souvent par un décalage, temporel, spatial, thématique vis-à-vis du sujet abordé.


Il serait présomptueux de résumer ici 300 pages, produit d’un travail de plusieurs années et de réflexions profondément développées, articulées au travers d’un plan qui a le mérite d’opérer une présentation chronologique (suivant d’une certaine manière la démarche de l’étudiant et son parcours dans l’école) sans obérer les enjeux propre à chaque thème mis en lumière. Pour autant, malgré une démarche par le bas, l’auteur le rappelle à plusieurs reprises : les étudiant.e.s ne sont pas le sujet, c’est l’institution qui est étudiée. Pourtant, l’habitus développé au sein de l’école fait de ses étudiant.e.s des agent.e.s amené.e.s à reproduire les codes qui leur ont été inculqués, des « structures structurées » disposées à fonctionner comme des « structures structurantes » (selon les termes de Pierre Bourdieu). À ce titre, les étudiant.e.s font partie intégrante de l’institution, qui génère un « esprit de corps » qu’on retrouve dans peu d’espaces sociaux hors de ces écoles de commerce (en tous cas de cette intensité).


On ne peut donc revenir sur l’ensemble des raisons pour lesquelles les écoles de commerces formatent, moulent, acculturent leurs ouailles. Toutefois, on peut retenir, synthétiquement, mais, je crois, sans trop trahir le propos, le thème de la vacuité comme une des lignes de force de la critique formulée. Ce vide, qui pourrait faire pâlir les plus éminents philosophes des sciences et astrophysiciens, s’incarne dans la plupart des dispositifs consciemment ou implicitement mis en place par les institutions et leurs actants.


Il s’exprime (ou plutôt se forme insidieusement) dans le cadre tout d’abord d’une rupture avec les injonctions normatives et, plus largement, les normes de la société. Une fois dans la « bulle » de l’école, les étudiant.e.s oublient ou repoussent leur passé de préparationnaires pour vivre enfin, abandonnant tout le lest qui pourrait les ralentir sur l’autoroute de l’hédonisme (savoirs académiques sérieux, positionnements politiques, esprit critique, etc.). Cela s’incarne parfois spatialement : pour certaines écoles, les campus isolés font monde (au sens d’un cosmos au sein duquel tout est régi selon les lois, au sens physique, naturel du terme, de ce monde propre), à l’écart du reste de la société (comme c’est le cas pour HEC ou l’Essec par exemple, respectivement à Jouy-en-Josas et Cergy). Apparaît donc un paradoxe fort entre un espace séparé, éloigné du reste, censé fournir pendant 3 ans les conditions d’existence et d’accomplissement pour les étudiant.e.s, et des espaces qui relèvent de ce que les anthropologues pourraient appeler des « non-lieux » (des espaces qui ne sont le support d’aucune réalité propre, d’aucune identité, et sont, à ce titre, substituables les uns aux autres comme le définit Marc Augé ; il parle ainsi des supermarchés, des autoroutes, des aéroports) ; pas si sûr que l’auteur abandonne pour autant les charges qui pèsent sur les accusées.


Ce vide, cette antithèse sociale, se constate à de nombreux postes : dans les comportements des étudiant.e.s au sein de soirées où l’alcool permet de noyer et d’oublier le manque de substance des enseignements, ou des moments divers (week-end d’intégration, événements organisés par les associations, etc.) lors desquels les étudiant.e.s s’adonnent parfois à des pratiques réprouvées socialement. Une expérience totale qui dissout les partis pris, les valeurs, les ambitions alternatives et les positions hétérodoxes dans une soupe néo-libérale visible partout, et bien plus que dans Invasion Los Angeles. De la bannière du site internet de l’école aux plaquettes de recrutement et aux intitulés des enseignements, se multiplient des messages à la fois clairs et abscons : clairs dans le projet de promotion de l’idéologie néo-libérale et la reproduction du schéma hiérarchique associé (le « Take the Lead » de l’Essec par exemple), pour peu qu’on veuille le voir ; abscons dans la mesure où ils ne portent pas véritablement de sens.


Ce vide, finalement, trouve son salut dans la surabondance de symbolique (domaine parfaitement approprié par les classes supérieures, d’importance capitale dans la régulation des rapports de classe, comme le montrent Bourdieu ou encore Pinçon et Pinçon-Charlot) produite à tous les niveaux des écoles. À commencer par le diplôme, attestation d’un concours obtenu 3 ou 4 ans auparavant, et pas du travail fourni au sein d’une institution qui dévalorise presque explicitement les contenus scolaires pour laisser place aux dispositifs liés à l’ouverture, la flexibilité, la capacité d’adaptation (en somme ce qui relève de l’associatif, du voyage d’étude, des compétences sociales au sens large) et autres termes issus du jargon entrepreneurial ; le diplôme n’est plus qu’un visa vers des carrières hautement rémunérées où les recruteur.euses sont passé.e.s par les mêmes couloirs que les candidat.e.s. Les symboles se multiplient également dans la scolarité, où le crédit social revêt une importance suprême et s’acquiert au sein du champ social qu’est le monde associatif, le calendrier des soirées et l’appartenance aux groupes. Les symboles comblent ainsi, d’un point de vue purement cosmétique bien sûr, les trous béants créés par l’atonie politique, scientifique et culturelle des ces endroits, et les étudiant.e.s n’ont d’autre choix que de s’y réfugier. S’ils et elles ne sont pas là « pour ça », pour quoi y sont-ils.elles ?

Menqet
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le 18 juil. 2021

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