Il ne fait aucun doute que vous avez toujours voulu savoir pourquoi un individu de petite taille ne sera jamais beau mais au mieux élégant, comment être bon au moment propice, pourquoi l'avare est incurable contrairement au dépensier, pourquoi il faut rechercher le bonheur et pas le plaisir, ou encore une définition convenable de l'amitié. En ouvrant l’Éthique à Nicomaque, vous pourrez trouver pas mal de réponses, au minimum quelques esquisses. C'est d'ailleurs ce qui est énervant chez Aristote, on n'a pas envie d'aller contre lui, c'est le mec qui ne se mouille pas, se contentant de classer, d'énumérer et qui oriente toute sa philosophie pratique vers la quête du Bien, puisqu'il s'agit « de la chose vers laquelle toutes les choses tendent ». Suivez le, il va vous tracer le chemin.

L’Éthique à Nicomaque, c'est quand même un accès plus facile à Aristote que sa Métaphysique théorique (pour vous dire, Hegel renvoie à la fin de la Phénoménologie à Aristote – alors, oubliez). Aristote ne s'en cache pas, il en est parfaitement conscient puisqu'il raille « ceux qui se réfugient dans le logos ». Son éthique est pratique, il s'agit moins de définir « ce qu'est le Bien » que de « devenir bon ». Alors quoi, on balance la connaissance par la fenêtre ? Chelou quand même puisqu'il cherche à définir le Bien et spécule sur ce qu'est la vertu. En fait, le stagirite fait un peu les deux mais il s'agit bien d'acquérir pratiquement la vertu qui rend heureux. La recette ? L'habitude (hexis) : pour être vertueux, il faut cultiver les bonnes habitudes ; le bon gouvernement : tout part de l'éducation (ce qu'on semble avoir oublié). Par conséquent, les citoyens doivent être éduqués par des lois justes pour être vertueux. Et, comme la vertu rend heureux : le bonheur est « l'activité de l'âme conforme avec la vertu » (il paraît), la boucle est bouclée. Le bonheur n'est pas la vertu (statique) mais l'activité conforme à la vertu (dynamique, nous sommes dans une praxis). D'ailleurs, tout est question de cercle (non, promis, pas le cercle hégélien). Aristote est là pour nous rappeler que, si l'on n'est pas méchant volontairement (il ne contredira pas Platon), on peut toutefois être responsable de notre méchanceté. Comment ça ? C'est assez simple, il faut cultiver les actions qui nous permettrons de parvenir à la fin que nous visons. Ce qui signifie qu'il faut mettre les moyens en place pour parvenir à ce que nous désirons ultimement, ce qui passe par la délibération. Ah oui, nous sommes des animaux dotés de raison nous rappelle Aristote, ce qui signifie qu'agir vertueusement, c'est saisir les moyens adéquats en vue de la fin que nous nous sommes nous-mêmes donnée. On y est, c'est le syllogisme pratique dont la conclusion nous pousse à l'action. Hop, on a le point de départ de la délibération (quels moyens je vais mettre en place) et le terme de l'action (l'objectif, la fin est telle). D'ailleurs, cette chose bizarre qu'est la philosophie analytique revient souvent aux fondamentaux lorsqu'il s'agit de réfléchir sur l'action (voir l'intéressant travail d'Anscombe, Intention). Si le syllogisme pratique est essentiel, c'est parce qu'il permet de ne pas merder, de cultiver les cercles vertueux et non pas vicieux.

Si Aristote donne des indications à suivre pour être heureux, c'est qu'il refuse le déterminisme – sauf pour les esclaves qui sont incapables, par nature, de se diriger par eux-mêmes. Bon, aujourd'hui, il n'y a plus d'esclavage mais toujours autant de personnes incapables de se diriger eux-mêmes, mais c'est un autre problème. Le bonheur n'est pas quelque chose qui nous tombe dessus, il existe une capacité dont dispose tout homme à la naissance qu'il faudra cultiver, au gré de l'expérience et des circonstances. Le bonheur est une activité volontaire, même si Aristote reconnaît que sur les dispositions a priori viennent se déposer les événements du monde empirique. Cette faculté se combine à l'expérience (aléas, éducation) pour déboucher sur une action (qui se fera au gré des circonstances et après délibération). L’Éthique à Nicomaque est un éloge de la mesure et de l'homme du moment opportun (le fameux kairos grec que l'on représente souvent par Périclès) : il existe un juste milieu entre la prodigalité et l'avarice, la générosité ; entre entre la complaisance et la recherche permanente de querelle, l'amabilité ; entre la rudesse et la bouffonnerie, l'enjouement qui implique un certain tact ; entre la témérité et la lâcheté, le courage… C'est ce qui est vraiment intéressant intéressant chez Aristote, ce souci du détail, cette philosophie pratique, presque intuitive parfois. Attention, ça ne signifie en aucun cas que l'œuvre ne laisse pas bon nombre de questions en suspens. Par exemple, qu'en est-il à propos des parties de l'âme – pour Aristote, l'une est rationnelle, l'autre irrationnelle se divise en partie désirante et végétative – dans la mesure où la partie irrationnelle qui fait partie de la rationnelle fait problème, qu'en est-il de la volonté ? De même, quelle est ce statut étrange du plaisir chez Aristote, comme quelque chose se « surajoutant au bonheur » ? Bref, Aristote doit être discuté, mais ce n'est pas le propos ici.

Prenons un exemple de la méthode d'Aristote, lorsque celui-ci discute de la magnificence, juste milieu entre la vulgarité et la mesquinerie. Le vulgaire nous dit Aristote, c'est celui qui « offre par exemple aux cotisants de son club des banquets de roses » (1123a80) quand le mesquin est hésitant et attentif. Ils oscillent sans cesse entre pusillanime et vanité. Le vulgaire, c'est le footballeur Samuel Eto'o qui offre une montre à 10000 euros à chacun de ses coéquipiers, citons Aristote : «  Et toutes ces sottises, il les accomplira non pas pour un noble motif, mais pour étaler sa richesse, pensant exciter ainsi l'admiration » (1123a25). A l'opposé, se trouve donc le mesquin, qui « pèche en toutes choses par défaut : même après avoir dépensé l'argent à pleines mains, il gâtera pour une bagatelle la beauté du résultat » (1123a30). Autrement dit, il n'a aucun sens de la nuance, calculateur et petit, il est incapable de noblesse dans ses actes. Qu'est ce que recherche donc le magnanime ? L'honneur ? Certes, mais cela reste un bien extérieur nous dit Aristote, il n'en est pas pour autant dédaigneux, c'est simplement qu'il est serein, accompagné par la bonne fortune, la richesse et le pouvoir. Il est détaché, courageux (la vie est finalement peu), n'aime pas recevoir (c'est pour l'inférieur), ne sollicite personne puisque l'on vient à lui, ne traite pas le faible et le fort de la même manière, est franc et distant.

Enfin, Aristote aurait été bien surpris de voir l'évolution du capitalisme, lorsque discutant des genres de vie dans le livre I, il écarte la vie de l'homme d'affaire, ne retenant que trois genres de vie. La vie de jouissance (le plaisir une vie bestiale, celui de la foule mais qu'Aristote voit également parmi les dirigeants), la vie politique (la vie active, celle menée par les gens cultivés, où compte plus que tout l'honneur) et la vie contemplative, celle du sage. Le stagirite écrit ainsi : « Quant à la vie de l'homme d'affaires, c'est une vie de contrainte, et la richesse n'est évidemment pas le bien que nous cherchons : c'est seulement une chose utile, un moyen en vue d'une autre chose » (1096b). Raté, on préfère désormais passer notre vie à la gagner, et la richesse est devenue une fin en soi. Reste à choisir entre la vie de jouissance et la vie de l'homme d'affaires...
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le 14 janv. 2015

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