Exégèse des nouveaux lieux communs par Fabrizio_Salina

Un drôle de bonhomme cet Ellul. Déjà ce nom de famille : vous en avez déjà vu qui finit en -ul comme ça ? Ensuite sa trajectoire. Juriste de formation, théologien, sociologue plus ou moins auto-proclamé, résistant révoqué de son poste à l'université par Vichy, il a été largement ignoré de son vivant mais est-ce étonnant quand on commence sa carrière en critiquant Sartre et le communisme?
Il a tenté par la suite de se rapprocher de Debord et son gang de clowns mais son statut assumé de croyant eut fait mauvais genre au côté des situationnistes et autres tortilleurs d'idées.


L'essentiel de son oeuvre est axée sur la critique de la société technicienne. Non pas celle de la technique mais bien d'une société où la profusion d'outils leur retire leur supposée neutralité, reprenant la réflexion là où la vieille école utilitariste avait arrêté la sienne. Livre après livre, il affine sa critique et en explore un aspect différent. Celle-ci culmine dans "le système technicien", écrit en 1977. Mort en 94, sa pensée a connu un essor posthume et gagné beaucoup d'influence dans le milieu antilibéral.


A la suite de Bloy et Flaubert, il se soumet ici à l'exercice de recenser et mettre à nu les lieux communs de son époque. C'est une invitation à rencontrer cet auteur et à découvrir les rouages de sa pensée.


Le bouquin se divise en une trentaine de chapitres, chacun portant sur un lieu commun. Sans surprise, ses thèmes de prédilections apparaissent, qui sont la disgrâce de la révélation Chrétienne ainsi que l'essor de la désespérance liée à la généralisation de l'acte technicien dans la société. On comprend très vite que selon lui, la société technicienne culmine en la solution finale, qui est le terme dialectique ultime de la chaîne de production, rationnelle à chaque maillon.


Aussi il ne faudra pas s'étonner si presque à chaque lieu commun, on retrouve l'argument ad hitlerum qui consiste à montrer que les thèses dominantes qu'il combat, celles du progrès et de la science souveraine amènent immanquablement vers l'hitlérisme. Alliant ce travers à un emploi immodéré de l'ironie, la lecture en devient périlleuse ; on aimerait être ébloui par l'éclat, impressionné par le fracas des analyses mais trop souvent l'esprit se heurte à ces comparaisons.
Il s'agit alors de saisir la perle sous des épaisseurs de sophismes. On en tire toutefois des belles phrases, parfois d'une merveilleuse lucidité.



Nous réapprenonons, ce qui n'est pas extraordinaire, que l'homme ne peut pas vivre dans une pure rationalité, que la vie n'est pas la logique, que la science ne découvre pas tout, que la lumière permanente est implacable est une torture, la nuit étant, pour l'âme aussi, un repos et un bienfait



Dans la mire de son fusil, les intellectuels de type sartriens dont la myopie des idées concurrence largement celle des yeux de leur maître. Il pourfend en effet ces littérateurs qui ne s'appliquent pas les raisonnements qu'ils assènent sur les autres. Ainsi tout une famille de lieu commun (On ne peut agir sans avoir les mains sales, La fin justifie les moyens, il faut suivre le cours de l'histoire, Les peuples ont le droit de disposer d'eux-mêmes, on ne soulève pas un peuple contre son gré, L'intérêt général prime l'intérêt particulier, Qui dit ni droite ni gauche est de droite, La liberté, c'est obéir à la nécessité, Pas de liberté pour les ennemis de la liberté...) vise clairement l'école marxiste et assimilés française dont les démentis réguliers que leur apportaient les événements ne freinaient pas l'enthousiasme pour la révolution sociale.
Bien évidemment, je le résume grossièrement mais Ellul ne fait pas l'économie d'analyses un peu plus détaillées. Pas de liberté... règle son compte au pragmatisme politique, et Le travail c'est la liberté s'occupe de dégonfler le mythe marxisme de la libération du prolétariat (en ne manquant pas au passage de rappeler à quel fronton on trouvait cette devise, vous vous en doutez bien!)


Il s'attaque également au scientisme, à la technique et au sacré. Les lieux communs sont ici particulièrement savoureux car depuis les années 60, la technique a largement achevé l'expansion dont il avait été l'un des premiers à faire l'analyse. C'est comme ça que certains lieux communs sont devenus des blockbusters d'aujourd'hui (Et puis d'abord, c'est un fait, Le spirituel ne se développe que grâce à l'accroissement du niveau de vie, L'homme moderne est devenu adulte, La machine est un objet neutre dont l'homme est le maître, il est de bon ton d'être chagrin (en matière de technique)...). L'intuition d'Ellul sur ces points est stupéfiante et lui gagne le droit de s'intéresser un minimum à ses thèses.
Parmi ces derniers, mon préféré est La machine est un objet neutre... Toujours un peu amer, Ellul y fait preuve d'une acuité sidérante sur le présupposé qui fait prospérer encore aujourd'hui la société technicienne, à savoir que l'outil est vide, seul compte l'usage que nous en faisons et nous en restons ainsi les maitres. Il y objecte deux choses, la première, c'est qu'il n'existe plus un outil mais une multitude d'outils (s'il avait vécu en 2015...). La seconde, c'est que parler de domination de l'homme sur la machine (et réciproquement) est vain puisque cela implique de séparer les deux. Or l'homme ne peut plus exister sans la machine.


La troisième famille de lieux communs et celle qui rend le plus justice à son auteur à mon avis concerne l'invention moderne de la personne. Il faut bien voir qu'Ellul écrit ceci en 1966, avant mai 68 et l'été 69, avant le transfert de la famille vers l'individu, bien avant le triomphe de l'individualisme. Il développe néanmoins en quelques articles (Il importe avant tout d'être sincère avec soi-même, Personne ne peut aider personne, Il faut prendre une attitude positive, On est ce qu'on est, Cultivez votre personnalité, soyez une Personne) une analyse de ce nouveau mot valise qu'est la personne, nouvelle définition de l'identité de l'individu au carrefour de la sociologie et du marketing.
Evidemment Ellul n'est pas prophète ni magicien, il n'écrit pas ex nihilo. Il fonde sa critique sur la figure de l’hypocrisie bourgeoise héritée du XIX° siècle, à partir de laquelle il déroule le fil anthropologique pour montrer comment l'injonction à être une personne éclipse les vieilles notions de sujet ou d'individu. Désormais tombées en disgrâce, celles-ci ouvrent ainsi la voie à la sujétion des masses (en osant au passage la comparaison avec Vous-savez-qui). Cette critique culmine dans Cultivez votre personnalité..., une de ses analyses les plus sincères et les plus intéressantes.


En résumé, ce livre est plus qu'un traité philologique, c'est un témoignage sincère et énervé d'un penseur de son temps, un témoignage qui parle de ce qui est et qui tente d'interpréter ce qui sera. Un texte difficile à lire, car de rigueur inégale et rempli d'ironie et de fiel, en plus de l'argument nazi qui intervient bien trop souvent. Mais la justesse des intuitions et la liberté de ton méritent la lecture. Je vous le disais, un drôle de type cet Ellul. Dans son monde, mais bien moins à côté de la plaque qu'il n'y paraît...

Fabrizio_Salina
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le 27 mars 2015

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