"Vivre en bourgeois et penser en Demi-Dieu"

Un bouquin fort bien écrit, documenté et construit, dans lequel l'historien entreprend avec succès de narrer et d'analyser tout ce que l'on sait de Flaubert dans tous les aspects de sa vie, son parcours intellectuel, sa vie sociale et mondaine, toutes ses contradictions, ses pensées, ses amitiés.

Je n'ai pour ma part que peu de choses à dire sur ce livre passionnant pour tous ceux qui aiment le grand auteur du XIXème siècle, ou même pour tous ceux qui peuvent s'intéresser au destin d'un individu extraordinaire, au caractère fort, et dont les exigences et les pratiques littéraires passeront à la postérité. Deux points me semblent toutefois discutables dans ce livre : d'abord, Winock inclut des "fiches de lecture", de brèves analyses des oeuvres du romancier, qui peuvent s'étendre sur plusieurs dizaines de pages pour les plus longues. On pourra douter de leur nécessaire présence dans une biographie qui est le fruit de travaux en grande partie historiques, bien que Michel Winock soit absolument capable d'appréhender des problématiques littéraires. Et de fait, pour quiconque s'intéresse à ce grand auteur et à la littérature en général, ces courtes critiques, tout conventionnelles qu'elles soient, n'entament en rien le plaisir de la lecture, bien au contraire ; elles permettent par ailleurs au biographe de varier ses approches à l'endroit des conceptions littéraires, philosophiques et sociologiques de Flaubert.

Ma seconde critique me semble bien plus importante. Winock, pour le dire brièvement, constitue Flaubert comme l'homme du paradoxe et de la contradiction, sans essayer, il me semble, de concilier les différentes facettes de sa personnalité et de sa pensée qui paraissent au premier abord contradictoires. Je suis pour le moins interpellé qu'un historien ne résolve pas tous ces paradoxes qu'il relève et qu'il identifie fort bien, notamment dans l'avant-dernier chapitre. Flaubert, en effet, est socialement un bourgeois, dont la pensée conservatrice tire parfois vers le réactionnaire, il aime briller en société et fréquente un certain nombre de dîners mondains ; son rapport à l'argent est ambigu, entre le désintéressement à l'endroit de toute forme de gain d'argent en particulier et sa position sociale de rentier. D'un autre côté, la personnalité de Flaubert est traversée, ou même envahie, par une forme de spleen, un mélange de mélancolie, de dégoût et de mépris envers ses contemporains et sa propre vie, ce qui l'amène à tourner en ridicule la quasi-totalité de ses personnages dans ses romans (notamment dans Madame Bovary et l'Education Sentimentale) ; c'est d'ailleurs pour cela qu'il s'essaie à des genres pour le moins insoupçonnés aujourd'hui, comme la comédie. Winock relève donc toutes les pièces du puzzle : Flaubert, demeuré en grade partie un romantique, est habité par un idéal aristocratique qui l'incite à prendre de la hauteur par rapport à tous événements de l'Histoire qu'il vit et qu'il est amené à raconter dans ses romans. L'impersonnalité flaubertienne et l'ironie sont pour lui le meilleur moyen de résoudre son paradoxe profond, dont il est conscient : en séparant absolument sa vie sociale et sa vie intime et intellectuelle, Flaubert inaugure tout un mouvement de la littérature, que l'on retrouvera notamment chez Proust et chez Roland Barthes.

En tout cas, la lecture de cette biographie donne envie de se replonger dans les oeuvres de Flaubert, ce qui, au fond, est l'essentiel.