Fragments
8.1
Fragments

livre de Héraclite ()

"Pour les éveillés, il y a un monde un et commun, tandis que parmi ceux qui dorment, chacun s’en détourne vers le sien propre."

Il y a vingt cinq siècles qu’Héraclite d’Ephèse eut cette extraordinaire intuition d’une caractéristique fondamentale de la condition humaine. Il ne semble pas déraisonnable d’envisager l’usage que nous pourrions en faire dans le moment historique présent ou « les endormis » en nombre toujours croissant menacent le devenir même de l’humanité. Car si du temps d’Héraclite, les dormeurs l’étaient si l’on peut dire par inadvertance, il en est tout autrement aujourd’hui ou ils sont pour l’essentiel le produit d’un certain type d’organisation sociale, sur laquelle s’appuie une oligarchie de pillards dénués de tout scrupule et de toute conscience, pour mener à bien ses tristes opérations.
Le premier problème auquel nous sommes confrontés, c’est que « ceux qui dorment » n’ont nullement conscience de cet état et ne se reconnaissent donc pas dans cette formulation.
Le monde un et commun n’est pour eux qu’une abstraction sur laquelle ils n’ont aucune prise et qui même, a priori, leur fait peur. Car ceux qui dorment ont peur, peur de leur insuffisance et de leur immaturité, peur des autres et de leur jugement et c’est pourquoi ils préfèrent se réfugier dans le sommeil de l’esprit et de la conscience. Selon les circonstances, ce sommeil peut prendre différentes formes ; être tout aussi bien passivité et inertie qu’agitation ou déploiement frénétique d’occupations diverses.
Mais d’une manière générale, du centre même de leur absence, ceux qui dorment se veulent très occupés et n’ont donc ni temps ni attention à prêter à tout ce qui se trouve au-delà de leur immédiateté. De ce fait ils ne comprennent rien du monde qui les entoure qui ne leur apparait qu’à travers « des événements » ; ceux qui dorment ne voient rien d’étrange ou d’humiliant à n’être que des spectateurs. Les causalités et les conséquences de ce qui advient leurs restent étrangères et avec la mauvaise soupe que leur servent quotidiennement les médias, ils pensent être informés.
Les formes actuelles de la domination qui se posent désormais comme mondialisation ne disent pas ce qui a été mondialisé et à l’encontre de quoi ; elles ne disent jamais au nom de quoi elles parlent.
Elles ne disent pas que le monde pseudo-unifié qu’elles ont construit est celui de la marchandise libéralisée, devenue de ce fait puissance autonome s’opposant à toute construction d’un monde des humains. Ainsi une marchandise fabriquée à Shanghai trouvera facilement sa place dans un bourg rural de l’occident « développé » mais des voisins de ce même bourg trouveront désormais fort difficile d’établir entre eux une quelconque relation ou dialogue. De même, ceux qui dorment ne se sentiront que fort peu concernés par l’accueil indigne fait aux millions d’émigrés économiques chassés de leur pays par les méfaits de cette fameuse mondialisation ; ils ne feront pas le lien non plus avec le fait qu’il est désormais fort difficile de voyager librement dans le monde sans risquer d’avoir à subir le ressentiment de populations délaissées et trahies. D’autres auront passé tranquillement pendant des années leurs vacances dans la Tunisie de l’ignoble Ben Ali sans rien y voir de dérangeant ni de choquant ; ou bien encore estimeront qu’Israël est une démocratie en lutte contre le terrorisme. Les farces électorales organisées par les oligarchies en place suffisent d’ailleurs aisément à les convaincre qu’ils vivent eux-mêmes en démocratie.
Les endormis ne comprendront pas non plus ce qu’il y a d’obscène à vouloir assurer sa propre sécurité au prix de l’insécurité des autres.
Au-delà d’un vague sentiment de culpabilité, ceux qui dorment se sentent généralement fort peu concernés par tout ce qui déborde leurs petits intérêts et leurs médiocres privilèges et n’envisagent nullement d’avoir à assumer une quelconque responsabilité dans ce qui advient.
Pourtant et selon toutes probabilités, l’histoire va se charger de leur réveil qui sera brutal.
Peut être se souviendront ils alors de la signification d’un monde un et commun.

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le 24 sept. 2012

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steka

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