« Goat Mountain », fin de cycle pour David Vann

Le moins que l’on puisse dire de David Vann, c’est qu’avec lui, on sait à peu près à quoi s’attendre. Lorsque les éditions Gallmeister publient « Goat Moutain », qui constitue le quatrième roman de cet auteur particulièrement apprécié en France, on sait que les champs de pâquerettes et les franches accolades empruntes de puissants sentiments inavoués ne seront pas du rendez-vous.

Non, on sait qu’ici, d’une manière ou d’une autre, le lecteur va déguster. Presque autant que les protagonistes impliqués dans la fiction.

Depuis ses débuts dans le registre romanesque, Vann se livre à une catharsis poignante et réussie sur les dossiers familiaux. Il le dit lui-même, il a eu maille à pâtir avec sa famille sous différents aspect. Le pan féminin de celle-ci était évoqué dans son précédent ouvrage, « Impurs », et d’un autre côté, Vann demeure logiquement marqué par le suicide de son père, qu’il évoque indirectement dans « Sukkwan Island ».

Les romans de Vann sont un peu les mêmes, toujours foisonnants en description, toujours le même thème abordé, la famille et ses rancœurs tenaces qui reviennent comme des remugles d’aversion, baignés de terre et de sang.

Il est aussi constamment fait référence à la nature dans son œuvre, à sa rudesse élémentaire qui offre souvent une crudité et une cruauté implacable. Une façon aussi d’évoquer l’originel et l’aspect souvent bestial de l’homme, sa virulence lorsqu’il s’agit de colère, de sexualité, ou d’incompréhension.

Mais écrire toujours le même roman relève davantage de la réflexion et d’un façonnage littéraire de fond que de l’ouvrage facile. Car il y a, à n’en pas douter, une volonté chez David Vann de se laver de son enfance en invoquant les fantômes du souvenir.

L’histoire ? Un garçon de 11 ans part chasser avec son paternel, son grand-père et un ami de la famille, Tom. Le but de cette excursion entre hommes est simple : il faut que l’enfant tue son premier gibier.

« C’était là que nous retournions, que nous étions retournés depuis des générations. C’était ce que nous possédions, là où nous avions notre place, là qu’étaient conservés notre histoire, tous ceux qui étaient passés avant nous et tout ce qui s’y était produit et tout cela serait raconté pendant notre chasse, et pour la première fois, ma propre histoire s’ajouterait au reste, si je parvenais à trouver un cerf. »

Sur un coup du sort, l’enfant fait bel et bien sa première victime. A un détail près. Ce n’est pas un cervidé qu’il abat, mais un braconnier.

A partir de là, les relations se distendent progressivement. L’enfant devient paria. Retranché en quelque chose de monstrueux. Inapte à ressentir quoi que ce soit pour le type sur lequel il a magistralement fait mouche. Avec un peu d’humour noir, on pourrait même reprocher aux adultes de ne pas avoir eu un mot de félicitation à l’égard du petit, et ce malgré le carnage.

Mais l’heure n’est pas à la galéjade. Un mort sur les bras, qu’en faire ?

Les avis divergent, ce qui est déjà beaucoup, nous rappellerait oncle Pierre. Que faire du gosse ? Le livrer aux autorités, le couvrir… le tuer ? De là, les désaccords naissent et se muent en de véritables tensions qui débouchent parfois sur des règlements de compte. Les trois figures adultes se distendent.

Le père, impuissant, est désarçonné face à l’acte irréparable de son fils. Le grand-père, lui, veut dénoncer l’enfant à la police. Et Tom, au milieu de tout cela, vacille tel une girouette de pacotille.

Maintes fois décrit comme étant un colosse, le grand-père avait déjà laissé sa trace dans « Impurs ». Personnage absent de l’histoire, il représentait, lors des rares références qui y étaient faites, l’origine de la violence. Si les deux romans sont indépendants l’un de l’autre, il ne faut pas nier la transversalité des personnages à travers les romans de David Vann. La brutalité originelle est dans cette masse imposante, intransigeante. Une figure inconnue, inquiétante :

« Mon propre grand-père aussi étranger que n’importe qui. »

Vann évoque aussi une autre forme d’origine : la Génèse. Il se réfère à Abel et Caïn. L’enfant s’y rapporte constamment, comme pour donner un sens à son acte.

« Nous imaginions Caïn comme celui qui tua son frère, mais qui avait-il d’autre à tuer ? Ils étaient les deux premiers-nés. Caïn tua ce qui était disponible. L’histoire n’a aucun rapport avec la fraternité.

[...]Je ne peux m’empêcher à présent de penser à Abraham et Isaac, bien sûr, et je me demande si chaque histoire de la Bible découle de celle de Caïn. Une énigme, tout cela, mettre un homme à l’épreuve et l’estimer digne parce qu’il est prêt à tuer ? Caïn incarnant notre bonté et notre foi, notre pulsion meurtrière comme salut ? On ne peut trouver aucun conseil dans la Bible. Rien que de la confusion. »

L’enfant ne ressent rien suite à son homicide. Ni remords, ni angoisse. Rien. Vann joue sur cette insensibilité.

En adoptant le point de vue d’un adolescent indifférent voire persiffleur face à la mort, il donne vie aux cadavres, quitte à y conférer de l’humour noir. Ce qui n’empêche pas ce gosse, lucide, de faire face à sa propre insensibilité. Une incompréhension s’y mêle :

« Ce visage, ce regard inexpressif, c’est ce qu’il me reste encore à comprendre. Comment pouvais-je tuer et ne rien ressentir ? Peut-on savoir comment nous sommes devenus ce que nous sommes ? »

A travers ce texte, Vann revient aussi sur son rapport aux armes à feu. Si fascinantes pour le jeune adolescent, presque irréelles, qui peuvent, par leur puissance, transformer une tension en un drame, le temps d’une déflagration.

On retrouve dans ce roman les amples descriptions auxquelles l’écrivain américain nous a habitué. Celles-ci enlisent le lecteur dans l’horreur des situations évoquées. Et, au sein de ce milieu sauvage, comme souvent chez Vann, c’est l’homme qui, malgré sa tendance à la quête du progrès, s’est égaré, tout seul :

« La malédiction de l’humanité, c’est d’avoir perdu le monde, la pensée est la perte de l’immersion. »

Ce que nous confirme l’adolescent au début du récit :

« Le monde moderne, tout entier, une aberration. On m’avait donné une télé au lieu d’un cheval, terrible supercherie. »

Avec « Goat Mountain » David Vann devrait conclure le cycle entamé avec « Sukkwan Island », puis poursuivit avec « Désolation » et « Impurs ». Et si l’auteur nous a habitué à livrer des récits durs, il faut bien souligner qu’il atteint ici les cimes en matière d’âpreté.
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le 16 déc. 2014

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Anthony Boyer

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