L’intention était prometteuse : parler des œils, c’est-à-dire de ces spécialistes chargés de se prononcer, voire de trancher, sur l’attribution de tel ou tel tableau à tel ou tel peintre. L’ensemble, surtout au début mais de façon récurrente, est gâché par le style parfois exaspérant et rarement modeste qui est celui des mémoires d’artistes : « Les œils ont reconnu que nous [Catherine Goguel et l’auteur] avions montré le véritable Salviati même s’il y a, aujourd’hui encore, quelques réticences qui nous font sourire. Le sentiment d’avoir fait un pas dans l’histoire de l’art nous procura une grande satisfaction personnelle » (p. 160). En lisant Histoires d’œils, j’ai parfois eu l’impression de lire les Mémoires d’un vieux con de Topor.
Ainsi l’auteur consacre-t-il beaucoup de pages à raconter ses recherches passées, au détriment d’analyses approfondies : s’il est vrai que « Les œils observent, et l’observation déclenche un processus dans leur mémoire, qui leur permet de voir » (p. 8), et que la notion d’observation est traitée tout au long de l’ouvrage, j’aurais pourtant aimé savoir en quoi consiste exactement ce processus qui permet de voir.
Du reste, si le propos n’est pas toujours inintéressant, il est parfois discutable. Quand je lis qu’« à la différence des découvertes mathématiques, physiques, chimiques, celles de Newton ou d’Einstein, par exemple, dues au seul génie de leur auteur, la découverte de l’œil quant à elle s’apparenterait plutôt à celle de Christophe Colomb » (p. 8), je me dis que la comparaison ne tient pas – ne serait-ce que parce que l’Amérique n’est pas une œuvre d’art – et que l’opposition est faussée par l’idée (romantique ?) que les théories de la gravité et de la relativité se sont pour ainsi dire abattues sur ceux qui les ont formulées.
Dans le même ordre d’idées, dès que Philippe Costamagna s’éloigne du domaine de la peinture, le propos devient souvent imprécis. Dire « Je suis beaucoup allé à l’Opéra, dont chaque représentation se regarde comme un tableau, au même titre que les tragédies de Racine » (p. 27), pourquoi pas : même si cette lecture me paraît très réductrice, je comprends qu’a posteriori elle puisse avoir de l’importance pour l’enfant de famille cultivée qui deviendra plus tard un œil. Mais ajouter que « Toutes ces expériences étaient très symbolistes » demande au minimum des explications que l’auteur ne fournira pas.
Cela dit, même quand il porte sur la peinture, le texte manifeste parfois une tendance au péremptoire qui contrebalance ce qu’on peut y lire de stimulant : que « L’impressionnisme trouve en fait sa raison d’être dans la naissance de la photographie » (p. 232), ça me paraît défendable, et au moins intéressant (1). Mais quand je lis la phrase suivante : « Les peintres n’avaient plus besoin de représenter la réalité, ils ont mis en peinture leurs sentiments », j’ajoute pour moi-même qu’ils n’ont pas attendu l’impressionnisme pour ça.
Plus intéressantes sont les pages qui dressent les portraits de la « sainte trinité : Berenson, Longhi, Zeri » du microcosme des œils (chapitre IV), ou font ressortir les différences entre ces derniers et les historiens d’art (çà et là au fil du texte). Mais ça ne fait pas deux cent cinquante pages.
Critique boiteuse pour un Histoires d’œils borgne ?
(1) Je crois surtout que la photographie, en déchargeant la peinture de sa fonction de représentation du réel – toute déformée que puisse être cette représentation –, a mis l’accent sur d’autres fonctions, notamment l’autoréférence, d’où la peinture abstraite, à laquelle le profane réduit généralement la peinture du XXe siècle. De même, la photographie a modifié la notion de description en littérature. Mais je m’éloigne.

Alcofribas
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le 9 nov. 2019

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