Bombay pue, Bombay suinte, Bombay résonne de mille voix, Bombay se tortille et se rue. Bombay est une étuve, une décharge et un bordel.
Mais Bombay danse également. Bombay chante, mange et s’étreint. Car Bombay est une fête, un carnaval loufoque où les lépreux jouent de la musique, les ogresses bichonnent les mômes avec rudesse et où les statues ont la gaule. Mais Bombay est aussi un banquet, un voyage des papilles où les aliments semblent se livrer à une épopée dérisoire. Ca fait du bruit, ça sent fort et ça pique la langue.


Je dis Bombay, mais je devrais dire Kala Ghoda (Cheval Noir), allias la petite place en forme d’îlot (car découpée par trois rues) autour de laquelle gravitent tous les dérivés de l’Inde ; prostituées, marâtres, handicapés, dealer, chiens errants, pneus de vélo, détritus… comme autant de débris de vies qui se feront protagonistes des différents poèmes. Parmi ces machins, on devine parfois l’ombre de Kolatkar lui-même, au calme à la terrasse d’un café, observant avec malice le spectacle qui se déroule devant lui. Le poète, beat à la main, (d’ailleurs grand pote de Ginsberg, ça ne s’invente pas) se refuse au tableau larmoyant d’une Inde pourtant morcelée (tant sur le plan géographique, linguistique, historique que social), pour faire mouiller l’œil du bourgeois, ou juste pour dire que ça pue. Non, Kolatkar use de l’effet inverse, il encense ce chaos urbain, en en faisant un microcosme de couleurs, d’odeurs et de bruits. Il en fait un monde dans le monde, une goute d’eau qui comprendrait tout l’univers. Car sur la place de Kala Ghoda, les hiérarchies disparaissent, et le gueux côtoie la princesse, et l’animal se déclare maître de l’homme, et les petits idlis (petits gâteaux salés) deviennent des figures bibliques.
Kolatkar déploie une énergie du verbe vertigineuse, s’épanouissant dans une liesse du mot, dans une pur plaisir de dire, traduit par des listes gargantuesques de noms de femmes, de gestes désordonnés ou de simples mets. Car Rabelais n’est pas loin derrière… enfin presque. Au journaliste qui lui demandait ses influences, Kolatkar, taquin, répondit ceci :


« Whitman, Mardhekar, Manmohan, Eliot, Pound, Auden, Hart Crane, Dylan Thomas, Kafka, Baudelaire, Heine, Catullus, Villon, Jynaneshwar, Namdev, Janabai, Eknath, Tukaram, Wang Wei, Tu Fu, Han Shan, C, Honaji, Mandelstam, Dostoevsky, Gogol, Isaac Bashevis Singer, Babel, Apollinaire, Breton, Brecht, Neruda, Ginsberg, Barth, Duras, Joseph Heller ... Gunter Grass, Norman Mailer, Henry Miller, Nabokov, Namdeo Dhasal, Patthe Bapurav, Rabelais, Apuleius, Rex Stout, Agatha Christie, Robert Shakley, Harlan Ellison, Balchandra Nemade, Durrenmatt, Aarp, Cummings, Lewis Carroll, John Lennon, Bob Dylan, Sylvia Plath, Ted Hughes, Godse Bhatji, Morgenstern, Chakradhar, Gerard Manley Hopkins, Balwantbuva, Kierkegaard, Lenny Bruce, Bahinabai Chaudhari, Kabir, Robert Johnson, Muddy Waters, Leadbelly, Howling Wolf, Jon Lee Hooker, Leiber and Stoller, Larry Williams, Lightning Hopkins, Andre Vajda, Kurosawa, Eisenstein, Truffaut, Woody Guthrie, Laurel and Hardy. »


Je vous l’avais dit, tout se mélange chez l’ami Arun, dans une liesse désordonnée qui fait du bien. Dans un pays où la hiérarchie et les systèmes de classe ont encore tant de place, le chaos de Kolatkar est évidemment politique, proposant le désordre comme seule mesure. Pas besoin d’aller très loin pour trouver du politique d’ailleurs, le choix même de Bombay (au lieu du désormais réglementaire Mumbay) se comprend lui aussi comme le refus de la politique nationaliste de re-nominalisation du Chiv Sena.


Kolatkar remodèle tout, fusionne les genres (ses poèmes puisent aussi bien dans la réécriture biblique, le manifeste beat, la bhakti médiévale, le repas rabelaisien) et destitue toute les figures d’autorités politique comme poétique. De ce grand ménage, il ne reste en somme que la poésie : l’essence des ordures qui s’élève des pieds de Meera, les petites « ready-made » en détritus disposés dans la rue, la musique détraquée du « Bombay’s Leepers Band »…


Pesant de tout son être
Sur l’amas d’ordures,
Le foulant
Pour le tasser
Et faire de la place pour plus encore
Sous ses pieds experts,
Elle le piétine
Comme une fille des vignes
Dans une cuve de raisins.
Descendant
Au plus profonds d’eux-mêmes,
Coquilles d’œufs et fleurs mortes,
Feuilles sèches et écorces de melons,
Capotes et bouts de pain,
Os de poulet et épluchures,
Libèrent enfin leur essence,
Exsudent le vin
Des choses vaines, expriment
Un nectar de grâce
Qui inonde
Les crevasses de ses talons,
Lèche la plante
Et la voute de ses pieds,
Oint
La peau calleuse,
et s’élève
Entre ses orteils.
Arun Kolatkar, Kala Ghoda Poèmes de Bombay, « Meera »


PS : Et on dit merci à Laetitia Zecchini, non seulement pour son excellente traduction, mais aussi pour son travail critique (l’article sur le plaisir de traduire Kolatkar fait du bien par où il passe).

Mr_Chouette
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le 12 juil. 2017

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