L’Adolescent, L’Age d’or démystifié

Avec l’Idiot, l’Adolescent est certainement un des romans les plus complexes de Dostoïevski. Il n’en reste pas moins un des plus riches et des plus symboliques. Construit sur les ruines de son prédécesseur, l’effrayant mais génial Les Démons, le roman, à la première personne est une œuvre pure, brute directement sortie du cerveau de l’écrivain.
Le lecteur doit être prévenu de certaines originalités qui risquent de surprendre les perfectionnistes et les esprits les plus méthodiques. Un exemple illustre bien la nature spontanée et surprenante de Dostoïevski : les noms. Parmi la grosse vingtaine de personnages, deux princes ont le même nom (Sokolski) et pourtant, il n’y a aucun lien entre les deux. Un autre personnage, féminin, change de nom entre le début et la fin de l’œuvre. Explication en bas de page ? L’auteur n’accordait pas d’importance à ce genre de détails…
Rappelons cependant que depuis sa sortie du bagne, Dostoïevski est en constante progression dans un style en perpétuelle évolution. Ses opinions se clarifient et sa vision russophile (plus que slavophile, il faut le dire) du monde se cristallise. Finit l’Europe et l’illusion occidentale de l’Age d’or.
Versilov, père du héros, a voyagé, il a vu les Tuileries comme ses aspirations libérales partir en fumée. Son personnage, prolongement littéraire du Stavroguine (Les Démons) revient en Russie, guérit de sa vision erronée et idéalisée de l’Europe. Mais sa réputation présente beaucoup d’incohérence avec le charisme patriarcale et posé du personnage. Une folie mystérieuse et propre à l’univers de l’écrivain semble s’être emparée de lui.
Son fils, le héros, Arkadi, est le symbole de la jeunesse russe de l’époque. Dostoïevski, au crépuscule de sa vie prolifique, avant de faire un dernier roman sur l’enfance, veut s’adresser à la jeunesse, en dehors de tout jeunisme occidento-libéral que l’écrivain détruit allègrement dans ses publications (journal d’un écrivain). On suit ses premiers mois dans la vie d’adulte. Durant cette période, ses rêves et ses déterminations (devenir Rothschild !) s’envolent contre des plaisirs concrets du jeu, de l’endettement, de la vie mondaine et des intrigues amoureuses, bref, le divertissement au sens plein du terme.
Le fil rouge du roman est l’admiration frustrée d’Arkadi envers son père et sa quête pour percer le mystère de sa déplorable réputation. Pourquoi l’arrogante fierté du fils vole en éclat à chaque confrontation avec son père ? Ces conversations entre les deux protagonistes nous offrent de magnifiques chapitre et une ode à la Russie orthodoxe, chère au cœur reconverti de l’auteur qui nous lance un discours haranguant la jeunesse russe d’aimer son pays et de ne point céder aux utopies destructrices de leurs parents.
Enfin, dernier personnage notable mais non principal, l’étrange et calme Makarovitch qui traverse l’œuvre comme une comète, hors de cette société artificielle folle et excessive. Une sorte de Fol-en-Christ sage, point de ce monde, aimant et dépourvu de mauvais penchants. Figure presque christique que l’on retrouve dans l’Idiot. L’avantage de cette figure, hautement supérieure à n’importe quel protagoniste, est qu’il apporte la touche spirituelle qui manque cruellement à cette sphère mondaine plongée dans de basses intrigues et permet à chacun de se confronter à sa propre misère.
La fin de l’œuvre clarifie évidemment nos idées aussi embrouillées que celles d’Arkadi dans une avalanche de coup de théâtre écrite dans un rythme des plus énergique et endiablé. Six mois après les évènements qui nous sont contés, on respire, le style se pause, comme si l’auteur avait pris le temps de soigner la fin de son roman et pris le temps de faire une rétrospective très similaire à celle que fait notre jeune héros. Le livre se ferme et l’on repense à cette tornade d’évènements, de personnages, de liaisons obscures et d’intrigues improbables. Nous sommes passés de l’illusion d’un Age d’or à l’ataraxie de celui de la sagesse.
On ne doit pas commencer Dostoïevski par la lecture de l’Adolescent. La multitude de personnages et la complexité de leur liens (comparables à celles de l’Idiot) voleraient à l’œuvre sa géniale et truculente description de l’entrée dans la vie d’adulte. Mais si le lecteur audacieux et aguerrit passe outre cette épreuve, il découvre là une richesse étonnante au service d’une œuvre passionnante et plein d’anecdotes pittoresques (parfois tirées de l’actualité d’époque).

Bobbysands
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le 18 mai 2017

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