Attention, chef-d’œuvre.
Duel au sommet, beuveries épiques, paysages pittoresques et sauvages, chassé-croisé amoureux, désillusions de jeunesse, cavalcade dans les steppes, cœurs déchirés entre l’honneur et la passion, entre le bonheur et le désir, bref ! Tous les thèmes chers à nos amis russes sont présents dans l’ouvrage, un héros de notre temps. Michel Lermontov aurait pu avoir la renommée d’un Tolstoï, d’un Dostoïevski si sa vie avait duré quelques années de plus. Et pourtant, il est aujourd’hui un des pères fondateurs de la littérature russe grâce à deux œuvres : Le Démon (poème) et Un héros de notre temps.
Sa vie, comme sa production littéraire, est somme toute assez courtes mais d’une extraordinaire densité. Soldat de la garde, rébellion contre Alexandre 1er, exil, inspiration loin de la ville de Pierre, et retour triomphal, mort romanesque, inscription au panthéon des grands. Finalement, une certaine impression de déjà-vu : une sorte de Pouchkine militaire.
Tout d’abord, l’originalité d’Un héros de notre temps se trouve dans sa narration volontairement décousue. Les péripéties de Pietchorine, jeune lieutenant de l’armée russe, nous sont contées de la manière la plus originale. Deux voyageurs parlent de lui et évoquent ses faits d’arme, puis ils se séparent et l’un donne à l’autre le journal intime dudit Pietchorine que l’on va lire pour connaître un second pan de son histoire pathétique. Cette narration donne de l’ampleur au personnage central qui est donc décrit dans un premier temps via le regard critique mais admiratif d’un ancien frère d’arme, puis dans un second temps, de l’intérieur, via l’expression de ses propre sentiments, couché avec brio sur un brouillon qui nous est livré.

Le contexte du livre : début du 19ème siècle, alors que la contagion des idées européennes a atteint la jeune intelligence russe à tendance dangereusement gauchisante, le Tsar fait le ménage et expulse à tour de bras aux quatre coins du vaste empire. Un de ces quatre coins est perdu dans le Caucase entre sa steppe et ses monts. Là-bas, la jeunesse gâtée et rebelle se retrouve exilée : officiers déchus après d’hasardeux duels, officiers à la réputation sulfureuse, conspirateurs, ils sont loin de tout et leurs énergiques velléités révolutionnaires se sont transformées en passions amoureuses avec les Tcherkesses, en fumée de pipe et eau-de-vie, en rivalités fatales et en combats héroïques contre un ennemi qui ne semble là que pour la gloire de se battre. Au final, quelle riche idée d’exiler ces jeunes gens et de les envoyer poursuivre des chimères dans un décor dont l’immensité dépasse leur radicalisme ! Notre héros est bringuebalé entre ces paysages somptueux et la ville des eaux ou les officiers désœuvrés côtoient les jeunes filles désespérées aux milieux des montagnes.
Soyons honnête : « Héros » n’a pas l’acception que vous connaissez. Pietchorine n’a pas grand-chose d’héroïque si ce n’est un certain courage qui relève plus d’un mépris de la vie que d’une force morale. Il est prétentieux et misogyne, amoral et solitaire, il n’a pas de but, ne construit rien et ne croit en rien à part une ridicule idée de la « destinée ». Il joue des sentiments des autres et abandonne sciemment son bonheur pour son plaisir. Il est un enfant du 19ème siècle russe : celui des nihilistes. Mais hors de tout matérialisme, notre Pietchorine est juste un égoïste fini. Alors pourquoi un « héros » de notre temps ? Eh bien parce que les temps sont mauvais : les femmes s’ennuient du classicisme et cherchent la passion, la jeunesse est désœuvrée, elle conspire contre le « vieux monde », elle a lu Schiller et Byron, chefs de file d’un romantisme aux tendances libérales. Et Pietchorine est l’enfant de ce siècle perdu, terreau fertile de l’apocalypse inévitable. Pietchorine est l’anti-héros symbolique, le fruit pourri d’une époque trouble.
Un héros de notre temps est aussi le premier roman psychologique russe. On connaît le talent de Dostoïevski pour avoir popularisé le genre, on sait désormais le nom du précurseur de cette fine et profonde description des cœurs et des esprits. L’analyse est si juste que vous vous surprendrez inévitablement à penser à votre propre entourage en découvrant l’authenticité et le réalisme des différents personnages. Cet aspect du roman vient probablement du fait qu’une bonne part des récits qui le composent est autobiographique.
Et puis que serait la littérature russe sans ses attachants défauts clairement assumés ? Que de hasards ! On parle du loup et comme par hasard, il sort du bois. On complote contre Pietchorine et comme par hasard Pietchorine passe sous la fenêtre et déjoue le nœud majeur de l’intrigue. Un homme gagne à la roulette russe et le soir même il prend un grand coup de sabre généreusement octroyé par un cosaque ivre qui « passait par-là », jouant surement le rôle de la « destinée » et donnant au texte l’aspect d’une parabole plus que d’un récit. Ces raccourcis ou ces coïncidences n’ont sans doute aucune espèce d’importance à l’époque où la superstition côtoie en permanence la réalité. Au fond, qu’importe, tant le talent narratif de Lermontov inonde chacune des pages du livre. On oublie, amusé, ces petits coups de pouce du destin que l’auteur s’envoie allègrement.
Au final, on ne peut s’empêcher de penser que la littérature nous offre toutes sortes d’écrivains. Lermontov appartient à la catégorie des étoiles filantes dont la fin est aussi brutale que romanesque et mystérieuse. Plus le talent est grand et plus la carrière est courte ! Regardez Gogol et Pouchkine. En un si petit livre, Michel Lermontov offre un héritage incommensurable à la Russie littéraire et ouvre la porte à travers laquelle tant vont s’engouffrer.

Bobbysands
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le 9 févr. 2018

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