Il s'agit de la traduction française, publiée récemment, de l'ethnographie de la fille d'Erving Goffman, Alice Goffman.


Le bouquin est franchement intéressant. Le style est d'une précision clinique sans évacuer un certain romanesque, léger mais bien présent, sûrement lié à la radicalité de la différence des quotidiens décrits par rapport aux nôtres. Cela ne nuit pas du tout à la scientificité de son propos et rend la lecture vraiment aisée.


Goffman effectue un travail de conceptualisation et d'interprétation très efficace. Elle parvient à tirer un maximum d'enseignements de son expérience inédite en s'appuyant sur d'autres ethnographies ou d'autres travaux sociologiques, mais sans que ses références soient écrasantes. Tout se lit très facilement, et la brutalité de la réalité décrite vient régulièrement nous foutre des petites baffes. On a vraiment l'impression qu'elle est parvenue à une réelle proximité avec ce milieu, à la fois physique et affective. Contrairement à des critiques que j'ai lues, je n'ai pas senti qu'elle appuyait artificiellement les particularités tapageuses des banlieues américaines. Au contraire, son spectre est large, elle traite à la fois des jeunes délinquants, de leur famille et leurs petites amies ainsi que des jeunes qui parviennent à éviter d’interagir avec le système pénal. En outre, elle rend parfaitement compte de la violence du quotidien des délinquants, celles qu'ils subissent comme celles qu'ils font subir. Surtout, elle fait autant d'hypothèses sur les engrenages dans lesquels ils sont objectivement piégés (au regard des faits qu'elle relate), que sur les biais qui les conduisent à se maintenir dans une existence délictueuse.


J'aurais dû le lire en anglais mais je ne l'ai pas trouvé en librairie. Goffman reprend le vernaculaire du quartier dans lequel elle a vécu et la traduction perd forcément des nuances. La traductrice est obligée de passer par la langue des banlieues françaises, ce n'est pas complètement satisfaisant. Heureusement, lorsque les éléments de langage sont difficilement traductibles, la traductrice fait les laisse en anglais.


D'après les descriptions du quartier et les indications géographiques, j'ai pu deviner à peu près où Goffman était. J'ai passé une année à Penn, là où Goffman étudiait. L'université est à l'est du quartier dans lequel elle a traîné (la fameuse "6e rue"). Le contraste avec l'extrême richesse des étudiants du campus et l'extrême pauvreté des quelques blocs plus loin m'avaient vraiment surpris. Ça m'avait marqué comme profondément américain - à ma connaissance on ne trouve pas de contrastes aussi rapides et violents dans les villes de France. Et le truc terrible, c'est que j'ai beau avoir fait l'effort d'explorer l'environnement urbain dans lequel j'étais au delà de l'université et des beaux quartiers de Philadelphie, je ne voyais "que" des maisons délabrés, des quartiers complètement homogènes ethniquement et de l'asphalte éclaté. La misère était évidente, mais elle n'était pas intelligible. Ce livre dit aussi ce qu'il en coûte de vraiment s'immerger dans une réalité qui n'est pas la notre, il est touchant à cet égard.

Bretzville
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le 12 févr. 2020

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