L'Art de perdre
8.2
L'Art de perdre

livre de Alice Zeniter (2017)

Ali, Hamid, Naïma : trois générations, trois rapports différents à l'Algérie.


Ali, c'est le fondateur : il a créé son empire sur un vieux pressoir arraché aux flots du torrent. Brutalement, alors que le FLN montre les dents, il se voit obligé de quitter le pays pour retourner en France, à l'égard de laquelle il nourrit des sentiments ambivalents : c'est le pays colonisateur, qui spolie les autochtones, mais aussi le protecteur, celui pour qui il est fier d'avoir combattu, qui aujourd'hui lui verse une pension. Toute cette période en Algérie est savoureuse, avec la description des lois ancestrales qui régissent ces villages, où les filles ont peu de place ; la figure tentante du Français, Claude, qui s'avèrera peu représentative de l'expérience française ; la fascination qu'exerce sur les jeunes les maquisards ; les luttes fratricides entre clans, habilement utilisés par le FLN. Les débats au sein de l'Amicale des anciens combattants pour déterminer quelle attitude adopter face au FLN sont passionnants. Vraiment accroché à cette première partie, peut-être parce que j'apprenais beaucoup.


La deuxième partie est un poil moins captivante, sans doute car plus convenue : les Harkis en France sont traités assez honteusement, on les méprise dans les bars, les Arabes n'ont leur place qu'à l'usine. Ali a perdu plus que sa maison et ses oliviers : son prestige de chef de village. Ici, il est moins que rien. Et le plus douloureux c'est l'image dégradée qu'il renvoie à Hamid son fils ainé, le seul qui compte vraiment - notamment, et l'on insistera jamais assez là-dessus, parce qu'il ne maîtrise pas la langue. On comprend le rejet que Hamid fera de ses origines dans la troisième partie. S'appuyant sur son désir d'intégration, Hamid va réaliser tous les rêves de grandeur qu'Ali concevait pour lui. Enfin presque : il ne fera pas "ce qu'il y a de mieux" mais parviendra tout de même à réussir un concours administratif et entrer à la CPAM. Surtout, il épousera une Française, Clarisse, ce qui nous vaut quelques belles scènes (mention spéciale pour celle où Clarisse se pisse dessus, goûtant à l'humiliation qui fut le lot de Hamid). Cette liaison parachève l'émancipation que conte le livre, avec le personnage de troisième génération, Naïma.


Avec celle-ci, le roman baisse encore d'un cran : cette parisienne branchée qui bosse dans une galerie d'art est assez cliché, ainsi que tout le petit milieu qui y est décrit (jamais compris, au passage, comment tous ces gens vivaient parce qu'il faut en vendre, des oeuvres, pour payer 3 ou 4 salariés à plein temps...). Idem pour Lalla, vieillard qui, bien sûr, a trouvé une admiratrice bien plus jeune qui partage son lit. Le style en prend un coup aussi, lorsque Alice Zeniter se sent obligée de décrire en détail les "queues" de ses amants. L'idée, c'est que de moins que rien dans le village de ses origines, la femme est devenue maîtresse de son destin : la preuve, elle couche avec qui elle veut... Bien sûr, on comprend que tout cela vise à mieux mettre en valeur le contraste avec "le pays" que Naïma va (re)trouver.


Car il y a ce "trou" dans l'histoire de Naïma, qui la travaille, et va l'amener à retourner en Algérie. Là, je craignais que le roman s'enfonce encore un peu plus, c'est le contraire qui se produit : cette partie est très réussie, avec l'émouvante visite de Naïma à sa "famille". Alice Zeniter en profite pour développer quelques belles réflexions sur l'absence et ce qu'il faut accepter de perdre. Une petite pépite pour la route, parmi d'autres :



Alger n'est pour elle qu'une introduction, comme ces zones entre l'aéroport et le centre-ville des capitales étrangères que l'on regarde depuis la banquette arrière du taxi en essayant de deviner le pays qu'elles préfigurent.



Bingo. Une expérience que j'ai vécue de nombreuses fois. Alice Zeniter touche souvent juste, même si elle ne parvient pas à maintenir une qualité constante sur 500 pages : L'art de perdre, un roman en cuvette donc, très beau départ, très belle fin, un ventre mou au milieu un peu moins convaincant. Globalement très estimable.


7,5

Jduvi
7
Écrit par

Créée

le 30 déc. 2020

Critique lue 114 fois

Jduvi

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