L'Utopie
7.2
L'Utopie

livre de Thomas More (1516)

Le premier livre de l’Utopie met en scène deux interlocuteurs historiques : More et Pierre Gilles, qui accueillent un voyageur imaginaire : Raphaël. Il s’ancre dans la tradition des dialogues critiques, où le recours à la fiction traduit moins un goût pour l’imagination que pour la précaution. Je parle de dialogue critique plutôt que satirique, car ce livre I fait bien rarement rire.
Un passage comme « une épizootie emporta quantité de moutons, comme si Dieu avait voulu châtier la cupidité en déchaînant contre les bêtes un fléau qui se serait plus justement abattu sur leurs propriétaires » (trad. Marie Delcourt, p. 101 en « GF ») est encore ce qu’on trouve de plus sarcastique dans cette première partie. Il y est principalement question des abus de la noblesse et du haut clergé anglais, ainsi que des déboires de cette philosophia scholastica dont le XVIe siècle européen eut tant de mal à se débarrasser.
Le second livre correspond davantage à ce qu’un lecteur profane entend par Utopie : Raphaël y évoque le fonctionnement de l’île, en termes d’aménagement de l’espace, d’institutions, de vie quotidienne, de relations avec les autres États, etc. Bien sûr, tout y est imbriqué, et je n’insiste pas sur ce qu’un tel système peut avoir de totalitaire, de fascisant, d’inique, de liberticide – ou quel que soit le mot qu’on utilise pour qualifier un système dans lequel l’être humain est vaguement maître de la nature, mais asservi à tout le reste (1). De tels propos dépasseraient bien trop largement le cadre ce cette critique.
Si j’en crois des critiques et des présentations que j’ai pu trouver ici et là, l’Utopie fait partie des incontournables dans le sens où c’est une couverture que chacun cherche à tirer à soi : catholique, athée, réformiste, communiste, philosophique « pure », etc., toutes les lectures semblent possibles. On peut y voir une preuve de fertilité ou un indice de mollesse.


Je vois surtout dans l’ouvrage de saint Thomas More un concentré de censure. J’admets volontiers qu’un travail de l’esprit est toujours le fruit d’une censure ou d’une autocensure, à plus forte raison dans des circonstances où elles sont une question de vie ou de mort, mais l’Utopie me paraît vraiment représenter ce que ce comportement produit de pire – ou de mieux, si on préfère.
En plaçant son utopie sur une île, et sa capitale dans une rade dont « les gens du pays sont seuls à connaître les passes, si bien qu’un étranger pourrait difficilement pénétrer dans le port à moins qu’un homme du pays ne lui serve de pilote » (p. 137-138), More / Raphaël annonce la couleur : il n’y a d’idéal que caché. Sauf, précisément, chez les « gens du pays », ces Utopiens pour qui la transparence est une loi d’airain – « Toujours exposé aux yeux de tous, chacun est obligé de pratiquer son métier ou de s’adonner à un loisir irréprochable » (p. 162).
En prolongement – et peut-être au revers ? – de cette idée, « discuter des intérêts publics en dehors du sénat et des assemblées constituées est passible de la peine de mort » (p. 146). En ne précisant pas si l’on a au moins le droit de réfléchir aux intérêts publics, More ne fait que laisser un creux que combleront toutes les dystopies à venir. Il n’envisage pas, du reste, que des complices puissent se réunir pour parler politique « en dehors du sénat et des assemblées constituées ».
D’une façon générale, il envisage bien peu le crime, et presque jamais ces comportements que nos États occidentaux appellent incivilités. Que l’honnêteté / la civilité soient à ce point intériorisées, c’est ce qui contribue à me faire parler de censure. Une censure naïve, si on veut, mais une censure.
C’est qu’on peut, me semble-t-il, lire l’Utopie comme un combat entre les sentiments profonds de More, les idées qu’il voudrait avoir et celles qu’il estime avoir le droit de défendre. « Du reste, même entre gens raisonnables, les avantages physiques, dans le mariage, ajoutent aux qualités de l’âme un condiment qui n’est pas méprisable » (p. 192), c’est joliment dit, non ? En tout cas, plus joliment que c’est bien beau, d’ériger la raison en loi, mais comment ça se passe si ma meuf est un tromblon ? (Il y a un passage assez similaire à propos de la musique, page 228.)
Du reste, toute intempestive et hors-lieu que soit son île, More est bien loin de battre en brèche tous les présupposés de son époque et de son milieu. En définissant « la masse » comme « la classe la plus nombreuse et qui a le plus besoin de règles » (p. 197), en n’envisageant même pas l’athéisme (« les autres Utopiens tombent du moins d’accord sur l’existence d’un être suprême, créateur et protecteur du monde », p. 213), More illustre malgré lui les difficultés d’une véritable tabula rasa – et à ce titre encore son ouvrage est fondateur.
En fait, l’utopie, en particulier dans le deuxième livre, utilise un procédé qui sera à l’œuvre dans toutes les idéologies à venir : la naturalisation de la culture. C’est valable dès le sous-titre (qui est le titre latin) : parler de la « meilleure forme de gouvernement », c’est poser l’idée de gouvernement comme quelque chose de naturel. Et c’est particulièrement manifeste dès qu’il est question des femmes dans l’Utopie.


(1) Il me semble que ce trait est commun à toutes les utopies. L’ouvrage de More est la véritable matrice de toute la littérature utopique – ou dystopique, mais y a-t-il vraiment une frontière ? Il me semble encore qu’en posant que chaque individu trouve le bonheur dans la satisfaction de ses goûts, More se range parmi les plus démocrates des auteurs d’utopies.

Alcofribas
7
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le 1 mai 2020

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Alcofribas

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