D'une rêverie mélancolique au saisissement de l'insaisissable.

De mémoire, rarement un livre ne m'avait autant passionné, parfois même bouleversé, non pas pour son contenu mais bien par sa structure, sa poétique et son esthétique. Sur le fond, évidemment, le sujet du roman n'a pas de quoi faire rêver et il est compréhensible de s'y plonger avec prudence, voire inquiétude, tant les thèmes évoqués ne sont pas à proprement parler les plus vendeurs. Ainsi, un écrivain suisse de langue allemande, rongé par le souvenir d'un amour mortifère et par un manque profond d'inspiration, quitte la Suisse pour s'installer quelques temps à Paris, dans une petite chambre d'où il suit le fil de ses pensées, évoque son passé, les images de la Ville-Lumière, les visages de passants, de ses proches et de ses fantômes, réminiscences de sa mémoire fourmillante. Dans une prouesse littéraire digne de la haute-voltige des plus grands auteurs, les souvenirs se succèdent, se mêlant dans le temps et dans l'espace, pour construire un roman dédié à la création de ce même roman : en effet, tandis que le lecteur se croit épier les pensées malsaines et les virées sexuelles d'un auteur en panne de création, il assiste sans s'en rendre compte à un roman en train d'inexorablement s'écrire. Cette folle mise en abîme, qui semble parfois mal construite, foutraque, incohérente se révèle d'un bout à l'autre haletante, et une fois les dernières pages arrivées, prend un sens extraordinaire. La véritable raison d'être de L'année de l'amour est donc une quête initiatique de l'essence métaphysique du roman, d'une recherche de l'ineffable et d'une sorte de tentative désespérée de comprendre les sous-bassements d'une oeuvre littéraire. Paul Nizon se révèle être un virtuose de l'écriture et parvient, dans l'apparence du désordre, à partir d'un chaos d'images, à construire un songe aussi beau que merveilleusement construit. Ce roman est une véritable peinture, et pourrait quasiment se résumer à l'oeuvre d'un peintre dont le pinceau ne pourrait être qu'une plume.


L'écriture de Paul Nizon respire la mélancolie, la solitude et la dépression, tout en conservant une forme de lueur d'espoir, symbolisée justement par l'activité d'écriture elle-même. Cette dernière se trouve être à la fois le carcan du narrateur tout en étant son seul et unique moyen d'émancipation. L'écriture, à la fois bénédiction et malédiction, s'auto-nourrit constamment : tandis que l'écrivain souffre en écrivant de ne pas vivre, il souffre en vivant de ne pas écrire et ne peut cesser d'osciller entre ces deux pôles de douleur. L'auteur paraît complètement déboussolé comme s'il ne parvenait pas à capturer l'essence de sa vie et comme s'il subissait les assauts de son cosmos sans pouvoir réellement en comprendre la teneur. Tout le roman est une volonté tragique d'écrire ce qui est complètement impossible d'écrire, à savoir ce qui, au fond de lui, au-delà de ses sujets, le force à écrire comme certains sont condamnés à la prière. Difficile de ne pas voir que dans ces multitudes de pages, faisant appel à un nombre énorme de souvenirs, de personnages et d'envolés lyriques, quelque chose d'autre, de manière latente, essaie de surgir, souvent sans succès. Dans cette honnêteté incroyable, à la fois auto-centrée sans être impudente, pleine de réalité sans en être vulgaire, l'auteur nous livre son amour de la figure féminine, des prostituées, du métro parisien et se complaît presque dans une réelle auto-fiction noble et magnifique. Dans cette recherche incessante de l'étourdissement, de la jouissance passagère, de l'écriture si grandiloquente qu'elle en devient guindée, Paul Nizon écrit. Et il écrit un chef-d'oeuvre.


D'un point de vue stylistique, le lecteur ne peut qu'admirer le talent incroyable du traducteur. En effet, Paul Nizon étant suisse de langue allemande, les mots qui s'amoncellent devant les yeux de celui qui lit ne sont que des résidus issus du filtre de la traduction. De manière incroyable, Jean-Louis de Rambures réussit, dans ces structures germaniques très reconnaissables par des phrases entrecoupées et interminables, à extraire le suc universel de sa prose, et en livre un roman si beau en langue française qu'on soupçonne l'atmosphère parisienne d'avoir insuffler son esprit dans les pages de ce livre. De sa chambre-alvéole comme il aime à l'écrire, Nizon écrit des pages bouleversantes sur des musiciens de rue, sur sa vieille mère, sur ses relations avec les femmes et sur les rues parisiennes qu'il sublime incroyablement. De son ambition incroyable, cet extrait en résume plutôt bien la splendeur : La vie ça se perd ou ça se conquiert. Moi, je suis à sa recherche. Lorsque je précise que je cherche la vie, je veux dire que je cherche à devenir vivant, à être réveillé, un éveil, oui, un éveil. Me réveiller de cet état de confusion, d'incertitude, d'ennui, de mélancolie, de désespoir, de léthargie, où je me débats pour conquérir la réalité. Je me jette dans la vie comme je me cramponne à l'écriture, mais le besoin désespéré de me laisser embrasser par la vie, de l'irriguer, de me réveiller, ne tarde pas à me détourner de l'écriture, et l'effort de concentration qu'exige cette écriture qui est supposée me remettre d'aplomb me détourne à son tour de la vie. Fuyant cette chambre qui me retient comme une prison, je sors, fais quelques pas vers la vie, mais dehors, le souci de trouver un point d'appui me fait languir après l'écriture.

PaulStaes
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le 13 sept. 2019

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Paul Staes

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