De quoi Finkielkraut est-il le nom ? D'aucuns, comme Frédérique Matonti dans son livre récent Comment sommes-nous devenus réacs ? diront : de la pensée réactionnaire. Et ils se contenteront (suivant l'exemple du Maître) de balayer d'une chiquenaude cette pseudo-pensée nourrie de vagues lectures et de sentiments rancis : "... qui parle (dans les médias) ? Ce sont des sous-philosophes qui ont pour toute compétence de vagues lectures de vagues textes, des gens comme Alain Finkielkraut. J'appelle ça les pauvres Blancs de la culture. Ce sont des demi-savants pas très cultivés qui se font les défenseurs d'une culture qu'ils n'ont pas, pour marquer la différence d'avec ceux qui l'ont encore moins qu'eux. […]" (Pierre Bourdieu, Interventions 1961-2001) Il faut rendre grâce à la politologue pour le démontage des arguments fallacieux qui fleurissent sous la plume de ces soixante-huitards désenchantés au premier rang desquels figure l'atrabilaire académicien : "des rapprochements, des associations d’idées et des interprétations le plus souvent hasardeux ou approximatifs, globalement éloignés des exégèses admises et reconnues des auteurs convoqués." Nous sommes en 1987, à l'époque de La Défaite de la pensée et Finkielkraut se sert déjà de la littérature contre les sciences sociales, coupables selon lui d'avoir institué le structuralisme et défait l'humanisme. Tous ses thèmes : les ravages du multiculturalisme, la postmodernité, l'antiracisme, les jeunes sont en place.


Dans En terrain miné Élisabeth de Fontenay lui reprochait ses "écarts". Il répondait en citant Camus : "Si enfin la vérité me paraissait à droite, j'y serais." Et, en effet (malgré ses démentis), cela revenait à assumer cette position sur la base du syllogisme : la gauche excuse les musulmans ; les musulmans détestent les juifs ; la gauche est détestable (elle a trahi la vérité, celle de la prémisse n° 2). Suivait un dialogue des plus instructifs qui démontrait que Finkielkraut ne se définit pas tant par une pensée (réactionnaire) que par des réponses (c'est une apostrophe et une question d'Élisabeth de Fontenay qui initiait l'échange). Hors du cadre de l'échange se perd la nuance et L'après littérature donne à voir l'échec redouté par Élisabeth de Fontenay de ce dialogue à l'ambition sinon rédemptrice du moins réformatrice. Ce que dit la réaction, qu'elle vienne du réactionnaire ou du malade, c'est la réponse dans ce qu'elle peut avoir à la fois de signifiant (au sens du symptôme) et de bêtement mécanique.


Ainsi, lorsqu'il parle des Tante Céline de la culture (celles qui viennent à La Grande Table présenter leurs films ou leurs romans si respectueux de la société du réel), lorsqu'il s'étonne en compagnie de Philip Roth du tour que prennent certains traumas féminins (« Elie Wiesel m’a mis la main au cul »), qu'il invoque un bovarysme (que l'on pourrait qualifier de paradoxal ou d'inversé) au cœur des injonctions du féminisme contemporain, qu'il voit dans la honte une nouvelle dimension de l'érotisme, lorsqu'il célèbre, avec Kundera et Roth, le risible dans la sexualité et les stéréotypes (contre le sérieux tragiquement comique des trigger warnings), qu'il dénonce l'hypocrisie des institutions politiques s'efforçant de complaire à une jeunesse (qui par ailleurs n'entre plus depuis longtemps dans ses préoccupations) en injectant un peu de rap et de culture cool dans les manifestations officielles, on ne peut pas dire que Finkielkraut soit dans le faux. Mais il n'échappe pas au rabâchage voire à cette forme de la réaction qui l'emporte, à rebours de toute mise au point, vers les "écarts" (manière d'opposer au monde tel qu'il va l'indifférence à la question de savoir pourquoi - https://www.senscritique.com/livre/Comment_sommes_nous_devenus_reacs/critique/259765302). "Il y a (...) deux tendances à l’œuvre dans les Temps modernes : le déni de la finitude qui se manifeste dans le projet d’aboutir, par la politique, par la technique ou par une combinaison des deux à la réalisation du Parfait ; le deuil de l’infaillibilité qui s’exprime dans ce proverbe yiddish cité par Milan Kundera : « L’homme pense, Dieu rit. » Le rire de Dieu remet à sa place l’homme adossé à la parole divine aussi bien que l’homme qui, grisé par sa mission rédemptrice, divinise sa propre parole." (En terrain miné) Et puis : "... en changeant de population, l’Europe est amenée à changer d’identité" ou "Le vert des Verts n’est plus la couleur de la nature, mais celle des mobilités douces, des mosquées immenses et de l’écriture inclusive."


Il n'est pas sûr cependant qu'il faille voir dans cette façon d'aggraver son cas la seule expression de tendances pathologiques ou suicidaires. Il se pourrait qu'elle le serve (perversement) en contribuant à révéler le "savantisme" de la critique sociologique dans le procès que lui livrent les "anti-réacs". Le savantisme est "... un syndrome rare dans lequel les personnes avec des troubles du développement et les troubles du spectre de l'autisme, ont un ou plusieurs domaines de compétence, de capacité ou d'excellence qui sont en contraste avec les limitations d'ensemble de l'individu." (https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Syndrome_du_savant) C'est l'effet produit sur le monde aujourd'hui très concerné des chercheurs en sciences sociales par le genre auquel se rattache L'après littérature (celui de la "pensée réac"). Il s'agit de n'y voir qu'une rhétorique, un discours artificiel, sans fondement, qui ne reflète pas la moindre réalité sociale hormis celle d'une infestation de la vie politique, un phénomène qui n'est finalement qu'une reprise de formes contre-révolutionnaires bien connues et qui explique qu'il n'y ait pas besoin de s'y attarder plus longuement. Mais formulée depuis cette posture de savant à doubles foyers, nez collé à l'éprouvette, la critique tombe à plat : à la réaction s'oppose la contre-réaction, et la contre-réaction n'est alors qu'une variante, inversée, de la réaction. Son double, grotesque, qui la singe, qui dit noir quand elle dit blanc (je renvoie à ma critique de Matonti pour de plus amples développements).


A tout prendre, dans la lutte ferdydurkienne qui oppose réactionnaires et contre-réactionnaires (modernes Philidor et Anti-Philidor), je verrai dans l'élitisme sous le drapeau duquel se rassemblent les premiers une forme de circonstance atténuante et dans l'horizon de bêtise ouvert par le savantisme des seconds, une circonstance aggravante. Lorsqu'il dit "Nous ne voyons pas les choses décliner, nous les voyons disparaître", Finkielkraut est à mi-chemin d'un dévoilement mais il y a dans ce mi-chemin toute la différence qui distingue ce que la littérature veut dire de ce que la sociologie veut expliquer. Car si l'époque fait un sort à la bêtise, celle-ci se déploie (au moins) dans deux directions : la masse qui n'a plus ou de toute façon n'a jamais vraiment eu accès à la culture (la gouvernementalité algorithmique "disruptant" l'accessibilité et les espoirs permis par le numérique pour les convertir en exploitation matrixienne d'un individu pulsionnisé jusqu'à la moelle) et les formes de "bêtise éduquée" qui menacent d'obérer la question du savoir sous les impératifs d'une pensée de déconstruction généralisée (commandée par ce qu'il faut bien voir comme une volonté de prendre le pouvoir - dans la mesure où il ne s'agit en même temps que de le renverser). L'après littérature a ainsi pour sens de désigner (sans toutefois pouvoir la comprendre) l'époque non pas de la fin mais du dépassement de la littérature (où, comme le dit Geoffroy de Lagasnerie, il vaut cent fois mieux produire une œuvre théorique plutôt qu'une œuvre d'art, "une œuvre langagière non énigmatisante [qui] peut au contraire se thématiser elle-même, énoncer les raisons de son existence et les modes de consommation qu'elle demande. - L'art impossible)

Artobal
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le 14 déc. 2021

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