En quoi l’intelligence artificielle est-elle une révolution ?

C’est l’un des sujets de réflexion le plus importants de notre époque : l’intelligence artificielle figurait récemment dans les interstices du dernier essai d’Olivier Tesquet et au frontispice de celui de Laurence Devillers. Cette fois, c’est Emmanuel et Jean-Michel Jakobowicz qui décident de s’y pencher, aux éditions Alisio.


Emmanuel Jakobowicz est data scientist. Son père Jean-Michel est hypnothérapeute et économétricien de formation. Tous deux s’associent le temps d’un ouvrage pour définir les contours de l’intelligence artificielle et ses champs d’application, sans béatitude ni techno-pessimisme. Il ne faut d’ailleurs pas attendre longtemps avant de les voir comparer la machine dotée d’IA et la chambre chinoise du philosophe américain John Searle : comme le sujet recevant une question rédigée en chinois et se contentant d’y apporter une réponse en comparant aveuglément les idéogrammes reçus avec ceux d’un ouvrage de référence, l’IA se contente de répondre aux stimuli en appliquant des algorithmes préprogrammés par des développeurs. Le message est limpide : l’intelligence artificielle est une simulation mathématisée, ce qui en fait la porteuse potentielle de tous les biais que ses concepteurs y auront incorporés.


Cette dernière précision est loin d’être négligeable. Comme le rapportent les auteurs avec force exemples, une IA possède in fine la neutralité qu’on veut bien lui accorder. Que l’on songe un instant aux algorithmes judiciaires rendant des jugements défavorables à certaines minorités. Ou, comme l’évoque l’ouvrage qui nous intéresse, à cette femme dont les capacités de dépense ont été limitées au moment d’utiliser sa carte de crédit Apple, car « les données d’apprentissage donnaient un risque plus fort à l’épouse qu’à l’époux de ne pas être en mesure d’honorer sa dette ». Des erreurs peuvent se produire en toutes circonstances : montrez à une IA un chien dans un décor enneigé et il y a de fortes chances qu’elle en déduise qu’il s’agit en fait d’un loup, car ce que vous percevez comme une information accessoire (le manteau blanc hivernal) constituera peut-être pour elle une information primordiale.


La révolution est en marche


Trois phénomènes récents ont relancé l’intérêt du public et des entreprises pour les intelligences artificielles : le big data, le machine learning et le développement de la puissance de calcul des ordinateurs. Les auteurs rappellent brièvement la longue histoire des progrès techniques, qui passe par les métiers à tisser, les calculateurs, Enigma, Alan Turing, le navire radiocommandé de Nikola Tesla ou encore l’avènement de l’informatique. Ils explicitent ensuite certaines notions peu connues du grand public telles que que le deep learning (auto-apprentissage automatique et profond des machines), les données structurées (comptabilité) et non structurées (photos), le transfer learning permettant de déplacer des « couches » d’un réseau de neurones vers un autre, les IA fortes (capables d’appréhender un contexte d’ensemble), faibles (dévolues à un objectif circonscrit) et augmentées (liées à l’homme, avec pour exemple Iron Man) ou encore les apprentissages supervisés (avec des données labellisées par l’homme, comme sur l’Amazon Mechanical Turk) ou non supervisés (les algorithmes classent eux-mêmes les données récoltées). Les chaînes de Markov, les nœuds et les clusters (ainsi que leur influence sur la vitesse d’analyse des données), le travail programmatique des data scientists (type et nombre de couches de neurones, leur enchaînement dans le réseau pour atteindre tel ou tel objectif) figurent aussi parmi les aspects techniques vulgarisés.


Passage obligé mais non moins passionnant, Emmanuel et Jean-Michel Jakobowicz passent en revue les applications actuelles des IA. L’apprentissage par renforcement est l’occasion de (re)découvrir AlphaGo, la domotique (les robots domestiques connectés) suscite des interrogations quant aux données privées, Google Duplex imite la voix humaine pour prendre vos rendez-vous et les cinq stades de l’autonomie automobile se voient effeuillés, ainsi que les zones grises qu’une telle autonomie impliquerait – hacking, responsabilité juridique, etc. La santé (Paro, Watson, chirurgiens-robots), la défense (drones, robots tueurs) ou le marketing (publicités ultra-ciblées) sont également évoqués, avec toutes les réserves que les avancées technologiques supposent.


Le président russe Vladimir Poutine a un jour avancé que le pays capable d’appréhender au mieux les intelligences artificielles serait probablement le prochain maître du monde. Plus prudents, Elon Musk et Bill Gates préfèrent réfléchir à des taxes spécifiques appliquées aux robots, lesquelles permettraient éventuellement de dédommager les travailleurs supplantés par des machines. L’avenir du travail est sujet à interrogations, des professions entières risquent d’être décimées (caissiers, chauffeurs, comptables et même… juges) et le revenu universel en profite pour s’imposer dans le débat public. Les auteurs glissent enfin quelques mots sur la singularité technologique et le transhumanisme : la première sera atteinte si un jour l’homme crée une IA lui étant supérieure et le reléguant au rang de seconde intelligence mondiale, tandis que le second semble précisément une manière de s’en prémunir, puisqu’il s’agit de partir de l’être humain et de l’« augmenter » afin de renforcer ses aptitudes ou sa longévité.


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Cultural_Mind
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le 3 juin 2020

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