Un livre (c’est-à-dire un objet avec des pages qui se tournent — car on ne saurait appeler cette chose autrement), un livre comme L’Invention du verre a le mérite de servir d’échelle de valeur, et de pousser les lecteurs critiques, par comparaison et par contraste, à juger moins sévèrement les ouvrages les plus insignifiants, par ce qu’ils présentent tout de même — en général — le mérite de produire du sens.


Représentez-vous donc un livre, d'à peu près 110 pages, dont chacune possède des marges plus larges qu'une ligne, et dont les débris de vers, jetés au milieu, ne contiennent que des fragments de phrases, de propositions, de mots, ramassés, regroupés ensemble, sans respect ni pour la grammaire, ni pour la syntaxe, ni pour la logique la plus élémentaire. Vous vous représenterez L'Invention du verre.


Les lettres sont le voyage / d'été. Un long voyage vers la grande carte routière. Notez / bien que. Et : surtout / quand. Livre du non / et livre du &. L'air / du temps définit / les cadrages. La couleur / de la peur. Voix de la passante / ou angle mort entre / les fenêtres.

Et le livre vomit vingt chapitres de cette atterrante bouillie, suivis d'espèces de prises de notes, plus françaises, mais pas plus utiles. Pour reprendre le mot de la fin :

(Le reste manque)

Quelquefois, de rares fois, une ou deux phrases, à peu près cohérentes, disent quelque chose de linguistiquement intéressant et de poétiquement éblouissant.

La parenthèse / fait dans la phrase un angle / mort.

Ou encore :

Entre ciel et bleu, / un vide se creuse. Bleu ciel / est insécable.

Mais n'attendez guère ces fugitifs éclairs de sens, car ils sont bien peu nombreux. Pire, par leur présence, ils prouvent que, pour être poétique, un livre n'a pas besoin de se donner l'air poétique, en se faisant incompréhensible.


Bien sûr, je ne suis pas dupe : cet ouvrage recèle certainement une ou plusieurs clefs de lecture qu’à l’évidence je ne possède pas. Mais, en fait, qu’importe ? Quand bien même les posséderais-je, quand bien même me plierais-je encore au jeu de remettre en ordre les éclats de verre de ce puzzle sémantique et syntaxique — quel sens et quel plaisir en retirerais-je ?


Et, d’ailleurs, pourquoi crypter le sens de son œuvre ? pourquoi cet hermétisme ? À quoi bon écrire si ce que l’on écrit doit échapper à la compréhension de tous ? À quoi bon créer si la création doit n’être accessible à personne ? Car, soyons honnête : hormis un cercle extrêmement restreint et confidentiel d’universitaires, à qui ce livre peut-il bien se destiner ? Cet élitisme, qui prospère, à travers le rejet du sens, dans le rejet du commun, est vraiment à l’image des élites intellectuelles de notre époque : narcissiques, hautaines, prétentieuses, méprisantes et refermées sur elles-mêmes.


Mais cette belle imposture, cette formidable masturbation intellectuelle qu’est L’Invention du verre, finalement, n’est jamais que la suite logique de la déconstruction de la littérature, amorcée au XXe siècle (surréalisme, Nouveau Roman...), avec les abandons successifs et progressifs de la versification, de la ponctuation, de la narration, des personnages, jusqu’à, aujourd’hui, l’abandon du lexique, de la grammaire et de la syntaxe — donc, du sens.


Refus du sens, refus du beau, refus, en somme, de toute création structurée et structurante, qui va de pair avec une société qui déconstruit tout, mais qui ne construit rien, et ne laisse derrière elle qu’un champ de ruine, peuplé d'âmes perdues.


Bref, L’Invention du verre n’invente rien, et n’était certes pas à inventer.

Lapineon
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le 5 oct. 2022

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