Un des buts affichés de la sociologie a toujours été d’interroger les « évidences », de remettre en question le « ça va de soi ». La tâche est parfois ingrate, parfois mal comprise (cf. la dernière défense en date de la discipline par Bernard Lahire). Ici, il est question de la dette publique française : pour quoi faire ? A quoi bon ? Sommes-nous concernés ? N’est-ce pas trop technique ? A travers les pages de son ouvrage, Benjamin Lemoine revient sur ces questions et nous montre tout l’intérêt qu’il y a à ne pas se détourner du sujet (voir notamment sa conclusion et la préface de André Orléan) et à ne pas en rester aux éléments qui nous sont donnés à voir (montant de la dette brute, déficit, moyens de la réduire, taux d’intérêt et toute la dramaturgie qui l’accompagne).


Il m’est impossible de restituer dans le détail le propos de L’ordre de la dette (sous réserve, en plus, que j’ai bien tout saisi). Aussi je me contenterai de quelques remarques avant de finir sur des observations critiques - une version plus longue de cette critique est disponible ici.


Suivant un récit organisé chronologiquement on voit peu à peu l’Etat recourir aux marchés financiers pour lever les fonds nécessaires au financement public. Une vraie révolution de palais car jusqu’au début des années 1980, la plus grande partie du financement s’obtenait assez simplement : les banques… plaçaient une partie de leurs avoirs sur un compte au Trésor. D’où des flux de ressources qui servaient au Trésor pour couvrir les déficits avec un coût qu’il fixait lui-même !


Au contraire, par la suite, selon différentes étapes reconstituées par Benjamin Lemoine, ce système va être démantelé : la haute fonction publique du Trésor va scier la branche sur laquelle elle était assise en faisant de l’Etat un emprunteur comme un autre. Ce processus d’inversion qui se met en branle a de quoi surprendre rétrospectivement et on peut ironiser à bon droit sur les arguments avancés pour justifier que l’Etat aille « devant » les marchés pour trouver preneur. Les pages consacrés à ce sujet sont des plus instructives et se lisent sans grande difficulté.


J’ai été surpris de voir comment l’argumentaire proposé au fil du temps (et la fameuse analogie entre l’Etat et l’entreprise/un ménage) est pauvre et comment la « causalité budgétaire » imposée n’est pas questionnée par les acteurs si ce n’est à la périphérie. Cela interroge : ont-ils été mal formés (cf. ce qui a pu être dit récemment sur la formation en économie à l’ENA) ? Est-ce sciemment caché sous le tapis car les acteurs qui ont mis cela en œuvre avait tout à y gagner (positions de pouvoir à venir dans le monde bancaire et financier privé) ?


Surtout, l’ouvrage permet de dresser le contraste assez ahurissant entre dette financière et dette sociale qui n’est pas assez rappelé et évoqué : alors que l’Etat doit rembourser ses créanciers, ceux qui lui ont prêté, en revanche, du côté des « dettes implicites » (retraites…) là la musique est toute autre : à travers les réformes successives il s’agit de rallonger la durée de cotisations, de tailler dans les pensions… bref, ces créanciers-là ne sont pas traités avec le même égard. Ce n’est sûrement pas un hasard si ce traitement asymétrique revient dans sa conclusion et termine le dernier chapitre, sous forme de question : « pourquoi réserver aux contrats financiers la robustesse d’un paiement et l’irréversibilité un [sic] droit de propriété quand les prestations sociales pourraient facilement être annulées ou effacées par une nouvelle loi de finances ? » (p. 289)


Je vous laisse le soin de répondre…


Pour autant, quelques critiques, d’importance inégale, sont apparues au fil de la lecture : i) il est dommage qu’il n’y ait pas une perspective historique plus importante pour montrer comment la dette était traitée avant 1945 (références complémentaires en notes de bas de page ?) ; ii) autant l’auteur est percutant dans la construction de « l’ordre de la dette » autant j’ai trouvé cette thématique moins clairement mise en avant, moins convaincante sur la période récente (années 2000) ; iii) concernant les propos entre guillemets : il est souvent dur de savoir s’ils proviennent tous des entretiens menés, si leur juxtaposition associe ou non différentes intervenants… ; iv) sur la période récente, j’ai regretté que ne soit pas introduites les réflexions concernant la taille du multiplicateur qui conduisent la aussi à relativiser la question de la dette lorsque la conjoncture est déprimée ; idem pour les débats autour des 90% de Reinhart et Rogoff… ; v) enfin, l’ouvrage étant centré sur la France, j’espère que des prolongements vers les autres pays pourront s’opérer dans le futur !


Issu d’une thèse, cet ouvrage m’inspirait au départ quelques craintes car j’ai été parfois déçu par la « mise en livre » d’une travail de recherches (je n’ai jamais terminé le Élite et libéralisme de Olivia Leboyer tant le style n’est pas digeste et la thèse de Émilie Piton-Foucault, Zola ou la fenêtre condamnée, m’a perdu en cours de route). Contre toute attente, L’ordre de la dette et ses 300 pages (environ) s’est révélé agréable à lire, stimulant à travers les questions et démonstrations apportées. Bref, ce fut une très bonne lecture, de celles qui doivent intéresser le plus grand nombre car face à la dette publique non seulement nous sommes concernés mais en plus face à elle, nous ne sommes pas tous égaux…

Anvil
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le 19 avr. 2016

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Anvil

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