Développer son immense univers avec une aventure forte et intelligente

Tolkien a rencontré un certain succès avec Le Hobbit, roman de jeunesse de 1937, il est donc vivement encouragé à en rédiger des suites dans ce même univers pour des raisons commerciales évidentes. À l’occasion, l’auteur veut densifier son propos et reprendre une certaine maturité dans le récit, ne pas faire un nouveau roman de jeunesse. A noter qu’il s’en était déjà écarté dans sa carrière même si c’est par ça qu’il a commencé et qu’il s’est fait sa grande réputation. Reconnue comme œuvre majeure de l’histoire de la fantasy en littérature, et c’est bien peu de le dire, Le seigneur des anneaux démarre alors avec la Communauté de l’anneau en 1954. Voyons si j’ai autant adoré le livre que sa renommée le laisserait espérer.


Le récit s’ouvre longuement sur la paisible Conté et la découverte de sa culture épicurienne, sur la situation particulière de Bilbo bien après ses premières aventures, sur la présentation des nouveaux protagonistes Hobbits… C’est un début bien calme qui pour moi est assez pertinent puisqu’il sert à présenter en douceur l’univers fantastique dans laquelle l’intrigue se déroulera et il permet d’illustrer rétrospectivement pourquoi la quête du porteur de l’anneau doit être menée par la suite du récit. Quel plaisir de savoir que des gens peuvent mener une vie simple et plaisante sans que jamais la guerre ou la misère ne soit même dans les esprits, c’est un beau message qui colle très bien à la philosophie de vie qui sera encouragée par l’ensemble de la trilogie.


Le mysticisme derrière l’anneau, qui sera alors l’artefact autour duquel tout le récit gravitera, vient rompre cette ambiance bien tranquille de façon cohérente et en faisant le lien avec le récit de Bilbo, il va finalement offrir le prétexte au départ de Frodo de la Comté pour un début d’aventure assez champêtre, presque comme des enfants insouciants, les Hobbits partent à l’aventure chantonnant, plaisantant… J’y ai apprécié quelques très bonnes idées pour montrer la complicité et l’amitié qui les lient tout en différenciant leur personnalité respective et attachante, mais du coup on passe un certain temps à tourner les pages avant que la menace ne se concrétise réellement, ce qui rend la narration un peu laborieuse.


Même quand elle se concrétise, elle reste assez faible et finit par se résoudre de façon souvent burlesque, le personnage de Tom en est vraiment la parfaite illustration, tant dans l’efficacité de son intervention et dans le plaisir de son extravagance, que dans la maladresse d’écriture de celle-ci qui va jusqu’à démystifier le pouvoir de l’anneau et faire oublier l’existence d’une vraie menace. Ce n’est qu’à la moitié du récit qu’enfin les serviteurs maléfiques du Mordor passent à l’action de façon fracassante, Brie l’ayant bien amorcé au passage mais seulement amorcé.


C’est pour moi l’introduction du mystérieux rôdeur qui permet de faire de nouveau avancer le récit et tout le passage où l’on ne comprend pas quelles sont ses intentions, où se trouve Merry… apporte de la tension et du suspense vraiment bienvenus. L’excellente idée selon laquelle n’importe qui peut être serviteur du mal, influencé par l’un de ces cavaliers noirs, offre enfin de la densité à la menace. Ils sont très bien décrits et le flou qui accompagne leur façon de percevoir leur environnement, basé visiblement sur un flair surnaturel et ce que leurs espions voient et entendent, appuient bien ce suspens.


La mise en danger est bien appuyée suite à ces événements et à partir de là j’ai pris beaucoup plus de plaisir à suivre l’intrigue beaucoup plus intense. La seconde partie de l’aventure dès la formation de la communauté de l’anneau est déjà un peu plus périlleuse que la première avec ces nuées d’oiseaux lugubres, ses avalanches, ses attaques de loups en meute… J’ai également bien apprécié que tout est fait pour que chacun y joue un rôle : l’elfe pouvant se faufiler dans la nature, les hommes pouvant dégager les obstacles avec leur force, le nain connaissant bien la montagne, le magicien ayant ses petits tours de magie…La popularisation d’un groupe de héros hétéroclite dans les récits de fantasy qui suivront doit sans doute beaucoup à ce roman.


Le récit ne devient pas qu’une succession d’actions et de mises en danger pour autant, à l’image des nazguls qui précèdent une pause salvatrice chez les elfes, mais on quitte enfin cet aspect roman de jeunesse dans laquelle le seigneur des anneaux se sera tout de même inscrit un bon moment avant de remplir ses promesses de maturité. Les moments plus calmes reprendront d’une part l’intérêt du passage chez les hobbits où l’occasion est parfaite pour développer l’univers en faisant découvrir une nouvelle culture, d’autre part en contrastant pertinemment avec des passages plus mouvementés les précédant.


C’est un schéma narratif qui se répétera sur tout l’ouvrage avec efficacité pour présenter posément et efficacement la Terre du Milieu au fil d’une grande aventure qui n’oubliera pas des affrontements épiques, des ambiances anxiogènes et des morts tragiques. Inutile de les détailler tant ces moments sont devenus cultes par un biais ou par un autre, mais bien évidemment qu’on pense certainement aux mêmes et en dehors de la fin que je trouve un peu trop confuse dans les conséquences réelles des derniers événements survenus, j’aime beaucoup ces différents choix pour leur audace et comment ils impactent notre lecture où tout mise en danger devient beaucoup plus prenante.


De façon générale, la grande réussite de l’ouvrage sera quand même d’avoir posé beaucoup plus de bases à l’univers de la Terre du Milieu au cours d’une seule intrigue, celle du porteur de l’anneau. On sent bien que bon nombre de cultures n’ont pas été abordées en profondeur, que le mal en face n’est pas clairement défini avec l’évocation d’un ennemi passé plus puissant que Sauron… Et si l’œil attentif et l’esprit cultivé trouveront les sources d’inspirations, notamment mythologiques, dont s’est servi l’auteur, ça reste un monde imaginaire inédit de très grande qualité développé à partir de ce récit-là.


Le lien est réel avec Le Hobbit pour lequel le livre comprend de multiples références sans que cela ne nuise trop à la cohérence du récit pour celui qui n’aurait pas lu ces premières aventures en Terre du Milieu, ce qui est assez appréciable. Reprendre un univers déjà posé et l’étendre sans que ça n’entre en opposition avec ce qui en était déjà connu, en imaginant une suite de ces péripéties tout en restant accessible aux nouveaux lecteurs, développer le tout pour montrer le potentiel en s’en gardant encore pour les suites… les défis ne manquaient pas pour un tel projet et ils ont été relevés avec brio.


L’idée centrale du scénario qui fait de la corruption potentielle de tout à chacun la plus grande des menaces, l’idée selon laquelle Sauron lui-même n’a pas toujours été mauvais… fait vraiment toute la singularité et l’essence du récit là où tant d’autres fictions de ce style résumeront le conflit entre le bien et le mal à un rapport de force beaucoup moins subtil. Le fait que le héros soit un personnage plutôt chétif est aussi un choix assez original et parfaitement assumé dans cet ouvrage comme dans ses suites, là où de la même manière d’autres récits de ce genre opteront pour un personnage plus fort comme Aragorn.


Mais tous ces choix ne m’ont pas plu pour autant, la surabondance des poèmes et chansons, pour une utilité parfois assez relative, illustre assez bien comment l’auteur peut rapidement alourdir son récit sans nécessairement l’enrichir ou sans ce soit le moment pour ça. C’est un tort que je pardonne quand même largement tant l’univers de la Terre du Milieu est riche et qu’il est difficile d’en témoigner tout en développant un récit avec ses propres impératifs de rythme, et dans l’ensemble l’auteur s’en tire très bien. Il y a tout de même quelques écueils que je tiens à mentionner car c’est ce qui fait que je n’ai pas autant adoré ma lecture que le succès critique m’avais laissé espérer.


Il en va de même avec le style d’écriture même de l’auteur, que j’ai surtout vu à travers la traduction de Daniel Lauzon de 2014 qui se veut plus proche du style anglais original que pour la première traduction française de 1969, c’est un style très descriptif qui peut s’éterniser à caractériser un décor ou un personnage qui n’aura plus d’utilité par la suite du récit. J’ai presque l’impression qu’on cherche à me survendre l’univers créé, ce que je peux comprendre vu le travail de 12 ans précédant la publication du récit, au détriment de l’intrigue propre à ce récit tout spécifiquement.


Enfin, si le récit a le bon goût de présenter des personnages qui vont surprendre dans leurs intentions, se révélant être finalement antagonistes alors que pressentis protagonistes, je reprocherai tout de même au récit dans l’ensemble un manichéisme absolu avec des races fondamentalement bonnes et d’autres fondamentalement mauvaises, des allégeances très claires et sans équivoque, des idéaux universellement reconnus comme bons et d’autres universellement reconnus comme étant mauvais… ce qui a plus sa place pour moi dans un roman de jeunesse.


En somme, s’il peut être un trop burlesque par moment, que son rythme, notamment au début, peut être assez laborieux et qu’un manichéisme entache un peu la maturité du propos, j’ai beaucoup aimé comment le récit parvient à développer son immense univers par petites touches subtiles tout du long d’une aventure bien pensée aux moments chargés en émotion. Porter un tel projet d’écriture est rétrospectivement une incroyable réussite et l’influence que ce travail a eu sur sa saga mais surtout sur la Fantasy de manière générale est indéniable, ce qui en fait une lecture incontournable que je suis bien content d’avoir mené jusqu’ici. Bien sûr se pose aussi la question de ses suites, à commencer par Les Deux Tours.

damon8671
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le 1 août 2020

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