Pas de titre ronflant qui annonce la fresque , La Cousine Bette ne déroge pas à la règle, qui nous suggère une petite histoire intimiste et privée : Balzac fait du détail son fer de lance, cerne l’individu, décrivant autour de lui des cercles concentriques de plus en plus grands jusqu’à transformer son récit en une épopée humaine et historique.


Et c’est bien tout un pan d’histoire que l’écrivain nous dévoile en ces années de la Monarchie de juillet, au travers d’une provinciale, pauvre, passe encore, mais qui, suprême affront de la nature en cette société bourgeoise et affairiste du XIXe siècle , est née laide.



Paysanne des Vosges, dans toute l’extension du mot, maigre, brune, les cheveux d’un noir luisant, les sourcils épais et réunis par un bouquet, les bras longs et forts, les pieds épais, quelques verrues dans sa face longue et simiesque, tel est le portrait concis de cette vierge. »



Frustration, ressentiment, jalousie féroce d’une vieille fille confrontée , dès l’enfance, à sa belle cousine, reproche vivant, aussi blonde et suave que Lisbeth est brune et torturée, aussi angélique que l’autre est démoniaque : Adeline Hulot, née Fisher, consacrée baronne par les liens du mariage, va donc cristalliser sur elle et sa famille la soif de vengeance inextinguible d’une mante religieuse, d’un « Iago femelle, tout entière à sa proie attachée ».


« Le désir n’a plus d’avenir » écrit Balzac en 1846 : plus de héros dans la France cynique de Louis Philippe, plus d’idéal, mais des êtres mus par leurs passions, jouisseurs et corrompus, qui par l’argent, qui par le sexe, hommes et femmes confondus.


Et tout ce beau monde de graviter autour de Lisbeth Fisher, que le baron Hulot d'Hervy, son cousin par alliance, a surnommée par malice, La Chèvre , en raison de son «caractère capricieux, rétif et indépendant», lequel n’est toutefois que l’arbre qui cache la forêt: une fausse bonhomie bienveillante masquant la sauvagerie féroce de la Lorraine.


Ah, que n’eût- elle donné pour être dotée, comme Adeline, d’une



beauté complète, foudroyante que la Nature fabrique avec un soin particulier, lui dispensant ses plus précieux dons :
la distinction,la noblesse, la grâce, la finesse, l’élégance, une chair à part, un teint broyé dans cet atelier inconnu où travaille le hasard » !



Beauté qui ouvre à la jeune femme toutes les portes, alors que le teint olivâtre, les sourcils touffus et la rigidité de traits, dont elle ne tire aucun parti, ferme définitivement à Bette celles du grand monde qu’elle a toujours convoité : « sans grâces, à Paris, la femme n’existe pas. »


Telle une araignée dans sa toile, Lisbeth attend, surveille, guette ses proies, prête à partager la vie de ceux qu’elle hait le plus au monde, oeuvrant dans l’ombre à une chute programmée, se repaissant à l’avance, avec une joie mauvaise, du spectacle de leur souffrance et de leur désespoir.


Celui de sa cousine, en premier lieu, honnie depuis l’enfance, qu’elle voit avec jubilation se débattre dans des problèmes d’argent pour marier sa fille Hortense, dont le père, tout à ses turpitudes et fringales amoureuses, dilapide la dot, rendu fou par les appas juvéniles et exotiques de Josépha, cantatrice à la voix d'or, qu’il s’enorgueillit d’avoir formée et lancée dans le monde, à moins que ce ne soient pour ceux de Jenny, jolie comédienne débutante en mal de protecteur.


Pourtant, ce père et cet époux indigne, bel homme désormais sexagénaire, est bien le même baron, qui , séduit, quelque 30 ans auparavant, par les grâces sublimes d’une petite villageoise sans naissance, fit de la jeune fille pure et vertueuse, son épouse devant Dieu : Adeline Hulot, devenue pour tous « La belle Madame Hulot », qui, à 47 ans passés n’a rien perdu de son allure de reine et de sa blondeur raphaelienne.


« Fleur toujours éclatante », qui ne pouvait échapper à l’oeil connaisseur de l’ancien parfumeur de César Birotteau, gros boutiquier enrichi, orgueilleusement sanglé dans un uniforme de la garde nationale, et qui, bombant le torse, arborait avec fierté le petit ruban rouge de la Légion d’Honneur, attendant d’être introduit auprès de la baronne.


Ce cinquantenaire, au ventre piriforme, qui répondait au "doux" nom de Crevel, se faisait fort de résoudre l’embarras financier de la baronne quant au mariage de sa fille, moyennant quelques « bontés » de la part de la belle dame que le libertin convoitait ouvertement, lui mettant le marché en mains :



-Vous serez belle encore dix ans, ayez des bontés pour moi et mademoiselle Hortense est mariée ; j’ai trois cent mille francs de
gain en dehors de ma fortune , ils sont à vous…
-Ah, relevez-vous , monsieur, vous me faites horreur !



Adeline, seule figure idéale, détonnerait presque dans ce roman, où tous les personnages pataugent dans la fange et les vices : épouse douce et vertueuse qui voue un véritable culte à ce mari qu’elle vénère depuis toujours et dont elle connaît, désormais, tous les égarements et les fredaines révélés avec une cruauté mesquine par l’infâme Crevel.


Mais elle a pour l’homme de sa vie, les tendresses d’une femme éprise et l’indulgence coupable d’une mère : il reste à jamais « son Hector », son idole, dont elle ne peut concevoir la chute, qu’a prophétisée l’ex boutiquier, ulcéré par le refus sans appel qu’il vient d’essuyer.


Lisbeth, elle, a trouvé son âme damnée, l’instrument parfait de sa vengeance contre les siens, en la personne d’une créature affolante aux charmes ravageurs, beauté charnelle non dénuée d’esprit qui,



en présence du monde, offrait la réunion enchanteresse de la candeur pudique et rêveuse, de la décence irréprochable, et de l’esprit rehaussé par la gentillesse, par la grâce, par les manières de la créole ; mais dans le tête-à-tête, dépassait les courtisanes, y étant drôle, amusante, fertile en inventions nouvelles. »



Un diamant noir à l’éclat unique, que Lisbeth s'est approprié, fascinée, elle aussi par le reflet dans lequel elle se mire et s’admire, faisant de Valérie Fortin, épouse Marneffe, un moi idéal, où la laide se voit enfin belle, désirée, convoitée de toute part, tirant les ficelles de ces pantins qu’elle méprise et hait de toute son âme.


Et Valérie, ce morceau de roi, se promet à l’un, se donne à l’autre, complote avec le troisième qu’elle trompe avec le quatrième, sans compter le mari, « sa guenille », dans un chassé-croisé vaudevillesque et savoureux, où l’ensorceleuse met à ses pieds les quatre prétendants, dont le baron Hulot et son gendre, persuadés d’avoir chacun l’exclusivité et la primeur sur son rival, y compris d’être le géniteur de l’enfant qu’elle dit porter.


Pas de propos moralisateur mais une démonstration romanesque qui se révèle tout aussi efficace :
« des êtres condamnés à se noyer dans leur bourbier dont le romancier fait son or »
Comment ne pas penser, lors de cette fin terrible, aux libertins de Laclos et leur punition exemplaire : même violence où la noirceur de l’âme transparaît enfin dans la lèpre du corps.


Un livre de fin de vie écrit en 1846, dans une période difficile pour Balzac qui doutait alors de sa puissance créatrice, d’où ce pessimisme parmi les plus noirs de ses romans, une vision uniformément sombre et tragique, profondément destructrice, qui m’a laissé un goût d’amertume , me faisant préférer d’autres œuvres de la Comédie humaine en dépit de l'immense talent de son auteur.

Créée

le 21 oct. 2019

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Aurea

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