Lorsque le numéro de "Sciences et Avenir" de Février 2021 m’est parvenu et que j’ai découvert l’article « Toutes les écritures ont commencé avec des rébus », consacré au livre de Silvia Ferrera, La Fabuleuse Histoire de l’invention de l’écriture, j’ai tout de suite pensé que ce serait ma prochaine lecture. Car rien de tel qu’un Monsieur Jourdain qui s’essaie à l’écriture pour avoir envie d’en apprendre sur l’écriture.
Et je suis certain qu’il y a beaucoup à apprendre. Ignorant comme je suis… Vous me suivez ?


Silvia Ferrara est née à Milan en 1976, c’est une philologue italienne, professeure de philologie mycénienne et de civilisation égéenne à l'Université de Bologne. Elle est la responsable du programme de recherches européen INSCRIBE (Invention of Scripts and their Beginnings) consacré aux inventions de l’écriture. Elle est diplômée en Archéologie, Classiques et Art Classique de l'University College, Londres (1999) et a poursuivi ses études de troisième cycle à Oxford, Somerville College, et à l'University College, Londres (2005).


Rapidement on apprend, donc, que d’autres s’y sont trompés. Pendant longtemps, on a supposé que l’écriture avait été inventée, une fois, quelque part, et modifiée au cours des siècles dans les différentes régions du globe (je ne sais pas qui pensait ça, mais ça parait assez peu plausible). Que nenni ! On pense, aujourd’hui, avec certitude qu’il y a eu, au moins, quatre ou cinq inventions différentes dans le monde : en Mésopotamie, en Égypte, en Chine, au Mexique et en Iran…
Ce n’est pas si surprenant que cela, il s’agit, sans doute, de l’invention la plus importante de l’histoire de l’humanité. Pas étonnant que l’idée en soit venue dans plusieurs cultures humaines qui ne se sont jamais rencontrées, à des époques différentes, en des lieux éloignés : « Sans elle, nous ne serions que voix, suspendues dans un éternel présent. »
Et notre chère Silvia de nous emmener faire la "tournée de îles", lieu de prédilection des écritures non encore déchiffrées : c’est Chypre, et la Crète avec son écriture syllabique : « Avez-vous déjà pensé aux syllabes comme des sources inépuisables de mystère ? » Cette question de l’auteure me laisse perplexe et confondu de honte, car j’avoue humblement n’avoir jamais, au grand jamais, soupçonné un quelconque mystère sournoisement dissimulé dans le concept de syllabe, aussi quel soulagement lorsqu’elle continue en affirmant : « Bien sûr que non. Quiconque est saint d’esprit ne se pose pas ces questions. » Ouf ! Me voilà rassuré sur l’état de mes facultés mentales… Eh bien, croyez-moi si vous voulez, mais ça ne va pas fort dans la tête de l’auteure car elle confesse : « Moi si, et je ne suis pas la seule dans mon cas. » Peut-être, mais ce n’est pas une excuse ! Et de nous citer une de ses profs, atteinte des mêmes symptômes : « Pour un linguiste, la syllabe est une des choses les plus difficiles à décrire. » Et pourtant Silvia relève le défi et va donner LA définition : « La syllabe est l’armure naturelle du son […] le geste vocal holistique le plus spontané. » C’est clair, non ?
Voici la mystérieuse île de Pâques. En à peine mille ans, les Pascuans l’ont complètement saccagée, mais ils ont laissé un héritage époustouflant : outre les célèbres moaï, ces statues mégalithiques qui semblent monter la garde tout autour de l’île, des pétroglyphes (dessins symboliques gravés sur de la pierre) monumentaux et grandioses, et des tablettes de bois, gravées de signes, le Rongorongo. Et c’est là que ça devient rigolo, pour l’amateur curieux… pas pour le linguiste professionnel : car le rongorongo est écrit en boustrophédon ! Le boustrophédon, vous connaissez, bien-sûr, vous en faites votre quotidien ! Heureusement pour vous, votre journal du matin n’est pas écrit en boustrophédon… C’est une écriture qui "suit le trajet du bœuf" marquant les sillons dans un champ, allant de droite à gauche puis de gauche à droite à la ligne suivante. Mais là où ça se corse (pour rester sur une l’île), c’est que notre rongorongo est inversé ! C’est-à-dire que pour lire la ligne suivante, il faut tourner la tablette de 180° et, qui plus est, on commence par la ligne du bas, vers le haut… Heureusement que leur journal était en bois, en papier recyclé il ne tiendrait pas le coup longtemps !... Toujours est-il qu’on n’a pas encore réussi à déchiffrer cette écriture.


Quittons les îles pour la terre ferme. Que se passe-t-il dans le vaste monde ?
Notre guide nous entraine assister à la formation d’États primaires en Méso-Amérique où des édifices administratifs se développèrent vers 300-100 av. J.-C. (vallée d’Oaxaca), ainsi qu’au Pérou au cours du 1er millénaire apr. J.-C. ; au milieu du IVe millénaire av. J.-C. en Égypte et en Irak ; de même dans la vallée de l’Indus entre 3200 et 2600 av. J.-C. ; et en 1800-1500 av. J.-C. en Chine : « Six berceaux dans le monde, dont chacun est le fruit d’une tradition culturelle indépendante. Six noyaux de complexité. Six piliers de bureaucratie. » Mais, pour fonctionner, la bureaucratie a besoin de transmettre des ordres, de créer des réseaux de délégations. Elle a besoin que les messages soient précis et concrets :


« La naissance de la bureaucratie entraîne donc la naissance de l’écriture. »


Tout s’explique alors. Il n’y a pas de mystère ! C’est d’une logique mathématique !...
Ce serait trop beau, évidemment… « Il existe des empires, des civilisations, des cultures qui survivent sans écritures qui naissent comme des perles dans des huîtres, sans préavis, sans expansion territoriale ni affordance [potentialité]. »
Et, évidemment, il y a des écritures qui naissent dans des lieux inattendus, hors de l’instauration d’États bureaucratiques et qu’en plus, elles sont vivaces et très créatives !


Nous voici en Égypte, maintenant, il y a plus de 5200 ans, en 3220 av. J.-C., pour être précis, en pleine période prédynastique, dans la nécropole d’Oumm al-Qa’āb, proche d’Abydos. Et de quoi est-il question ? D’une multitude d’étiquettes qui pourraient bien être des estampilles d’Appellations d’Origines Contrôlées… du marketing, en somme. De petites plaquettes en ivoire portant des inscriptions – et un trou de fixation – qui ressemble bien à « une première tentative d’écriture […] Ces étiquettes expriment les mots clés du marketing d’aujourd’hui : contrôle de qualité, authenticité, propriété. À Abydos, on assiste à la préhistoire de la marque et, peut-être, au vrai début de notre grande invention. » Évidemment, il y a débats entre spécialistes !
Les inscriptions gravées sur les étiquettes, que l’on retrouve également peintes sur des objets, ne sont pas encore des hiéroglyphes, mais ça y ressemble. Bientôt ils couvriront toute l’Égypte Pharaonique et au-delà, car : « À quelques exceptions près, tous les alphabets du monde – non seulement le latin (le nôtre), mais aussi le grec, le cyrillique, l’arabe, le thaï – proviennent de la même matrice, et cette matrice n’est autre que le hiéroglyphe égyptien. » Ah bon…


En ces temps de distanciations, quand je vais faire des achats dans mon magasin de primeurs, à l’entrée, je dois prendre un jeton que je rends à la caisse, en sortant. Il sert à compter – et limiter – le nombre de clients présents dans le magasin. Il semble qu’en Mésopotamie, on ait fait la même chose, il y a quelques milliers d’années « les marchandises et les objets étaient comptés avec des jetons : ainsi le mouton avait-il son jeton, la vache et le pain les leurs, etc. » On dénombre près de cinq cents jetons différents. Après comptage, on les enfermait dans une sphère d’argile, estampillée d’un sceau et/ou de l’empreinte d’un des jetons. Et puis, au fil du temps, les boules se sont aplaties pour finir par devenir des plaquettes : « C’est ici que naît le support de toute l’écriture, un prototype […] C’est elle qui est à l’origine de ce que vous avez entre les mains : livre ou liseuse. C’est le précurseur de nos smartphones. »


Nous n’en avons pas parlé jusqu’à présent, mais rappelez-vous ma grosse honte au sujet du mystère autour des syllabes… et bien, au départ l’écriture a pour objectif de reproduire, autant que faire se peut, la phonétique du langage, et les signes, comme dans les rébus, représentent phonétiquement les syllabes des mots. C’est le principe fondateur de toutes les écritures inventées, du chinois à l’égyptien. Il en va de même pour le proto-cunéiforme de Mésopotamie. Et, en quelques siècles, cette écriture devient omniprésente dans tout le Moyen-Orient, elle permet de transcrire plus de dix langues différentes : le cunéiforme est un passe-partout translinguistique, transnational et transgéographique.


Et la Chine alors !
« La Chine a inventé l’écriture la plus durable et la plus stable de l’histoire. […] L’écriture chinoise est immuable, elle reste fièrement la même depuis des millénaires. Elle est, aussi, compliquée. » Ici, pas de proto-chinois, pas d’évolution, pas de "mise au point", le premier chinois attesté montre des phrases offrant un sens complet. Du jamais vu ! Seule explication : ce que nous voyons est une écriture nettement postérieure à son invention, inscrite sur des supports pérennes (carapaces de tortue, os ou métal). Je ne vous apprendrai rien, évidemment, en vous disant que le chinois est « un système d’écriture logographique-syllabique, avec une base de composés phono-sémantique », tout le monde sait ça !...


Et enfin, tout là-bas, de l’autre côté des océans, dans cette région que les spécialistes nomment la Méso-Amérique… encore un truc que je suis le seul à ne pas connaître (Méso-Amérique : Aire culturelle occupée par les hautes civilisations précolombiennes, qui englobe les territoires actuels du Mexique, du Guatemala, du Belize, du Salvador, ainsi que l'ouest du Honduras, du Nicaragua et du Costa-Rica… [LARROUSSE] Vous m’en direz tant !)
Les premières inscriptions mayas accompagnent la naissance du Christ et les dernières datent du XVI° siècle. Leur structure est logo-syllabique (on commence à être habitué) et chaque petit logogramme est finement et artistiquement dessiné et, comme pour s’amuser, un même mot peut être représenté de plusieurs façons différentes : « Les variantes paléographiques sont stupéfiantes, les syllabes tournent, créent des configurations impossibles à reconnaître ; les logogrammes sont déroutants […] Moi qui me plaignais du crétois hiéroglyphique, j’ai envie de fuir devant le maya. » Aucune trace de rébus, ici. Une seule explication, comme pour le chinois, le maya que nous contemplons est, probablement, une invention seconde. Les rébus pourraient se cacher dans des étapes précédentes qui restent à découvrir.


Donc, une multitude d’écritures sont inventées de toutes pièces (ou presque) ici ou là, dans le monde, mais pourquoi ? Elles sont plus ou moins couronnées de succès, plus ou moins pérennes « En fait, sans nouveauté, sans recherche de la nouveauté, nous ne serions pas des êtres humains [...] Les écritures prospèrent si elles sont canalisées vers un but […] Une invention consiste à optimiser une découverte. »
Je vous laisse découvrir quelques tentatives dont certaines sont de véritables réussites, comme celle de Sequoyah, Indien cherokee, né au XVIIIe siècle dans le Tennessee. Bien qu’illettré, il s’est rendu compte que la force des Blancs venait de ce qu’ils utilisaient des « feuilles parlantes » il n’a eu de cesse de créer une écriture pour que les Cherokees aient aussi leurs feuilles. Le syllabaire cherokee est toujours vivant et représente un élément fondamental culturel et social du groupe.
Juste pour vous mettre l’eau à la bouche, vous avez l’abbesse Hildegarde de Bingen au XIIe siècle, le manuscrit de Wilfrid Voynich daté du XVe, le Codex Seraphinianus (CS) de Luigi Serafini, sans oublier le disque de Phaistos découvert par l’Italien Pernier, etc… Et puis, et puis…
Là alors, je vous le donne en mille ! Je vous laisse découvrir « l’écriture » des INCAS ! ! !
Une écriture entre guillemets ! Les Incas nous ont laissé un système tridimensionnel ! Unique au monde. Allez, un peu de suspense. Le « paradoxe inca » ne devrait pas vous laisser indifférents… même si nous n’avons aucun indice nous permettant d’activer ce système extravagant… Dommage que les espagnols soient venus tout interrompre.


Nombreuses sont les écritures non déchiffrées ? Eh bien, vrai de vrai ! J’avais oublié les cousins de nos amis Géocentriques, vous savez, ces naïfs qui pensent encore que la Terre… etc. etc. Leurs cousins, eux, sévissent dans un autre domaine, ici, c’est celui du « langage galactique universel dont descendent toutes les langues humaines. » Eh ben, voyons. Les petits bonshommes verts ont encore frappé !


Bon, je crois que je vais arrêter mon commentaire avec ces illuminés qui mettent E.T. à toutes les sauces. Et après tout pourquoi pas ? Hildegarde a bien inventé son écriture sur intervention divine…


J’espérais apprendre des choses, avec ce livre. Il ne m’a pas déçu. 320 pages, parait-il (ma liseuse compte autrement), j’ai le sentiment qu’il en fait six-cents, tellement il est dense. Soyons honnêtes, les deux premiers tiers m’ont passionné avec la découverte de toutes ces écritures. Le dernier tiers, un peu moins, beaucoup plus technique, il s’adresse à un public plus averti.
En tant que Gentil Membre du Club SC, il me faut mettre une note à ce livre. Et là, Silvia, vous me mettez dans l’embarras. Je vais devoir faire la colonne de ce qui me plait bien. Et celle de ce qui me plait moins.
- J’aime bien le ton, style discussion au coin du feu, informel (8).
- J’aime beaucoup l’humour fréquent (9).
- J’aime moins les longueurs et le côté dilué parfois (7).
- Voire même "brouillassoux", qui part dans toutes les directions (6)
- Personnellement, je me perds dans les mots savants et démonstrations trop techniques (6)
- J’adore l’enthousiasme communicatif du chercheur (8)
- Je lève mon chapeau (virtuel) à la faculté de remise en question de la détentrice du Savoir (9)
- Une mention spéciale à Jacques Delarun, le traducteur (10)
- Enfin, pour le plaisir de la découverte et l’étonnement suscité, j’attribuerai un coup de cœur (♥)


J’ai gardé pour la fin ce qui m’a paru être la plus belle citation :
« Apprendre à lire est l’une des conquêtes les plus magiques dont puisse rêver l’être humain. »

Philou33
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le 21 févr. 2021

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