Maurice Merleau-Ponty procède dans cet ouvrage à une analyse complexe mais formulée dans la simplicité d'un engagement philosophique d'une grande clarté. Il interroge la philosophie dans sa capacité à participer à l'élaboration de ce monde-ci, il regarde attentivement les phénomènes de psychologie sociale et de psychologie individuelle là où ils se croisent pour construire et déconstruire l'histoire, il met en garde contre le réductionnisme et le danger des idéologies qui nient la pluralité d'expressions de la vie humaine. Surtout, Maurice Merleau-Ponty cherche, au travers du philosophe, l'homme dans sa relation aux autres et à l'histoire.

Déjà, dans le temps de l'écriture, Maurice Merleau-Ponty s'interrogeait sur les lectures à venir de son article: "Si, dans dix ans, nous relisons ces pages et tant d'autres, qu'en penserons-nous? Nous ne voulons pas que cette année 1945 devienne pour nous une année entre les années (...) puisqu'il s'agit ici d'écrire et non pas de raconter nos peines, ne devons-nous pas dépasser nos sentiments pour en trouver la vérité durable?". Au lieu de se laisser emporter par l'ivresse de la libération et de la victoire de 1945, Merlau-Ponty revient sur les raisons qui n'ont pas permis à un nombre important d'intellectuels de se saisir de l'imminence d'une catastrophe humaine dans les années d'avant guerre.
La pensée devient, dans ce contexte de l'immédiat d'après-guerre, témoignage de la manière dont les faits les plus déterminants peuvent échapper aux esprits les mieux avertis intellectuellement: "Habitués depuis notre enfance à manier la liberté et à vivre une vie personnelle, comment aurions-nous su que c'étaient là des acquisitions difficiles, comment aurions-nous appris à engager notre liberté pour la conserver?"
Le confort de vie fait oublier cet élément essentiel: "L'on est pas libre seul". La position alors mise en oeuvre ne désigne pas seulement un sujet en lien avec la plasticité du langage ou un sujet en lien avec les canons de la métaphysique, mais un sujet lié aux trames de l'histoire dont il est l'une des composantes à la fois active et passive.

Par sa démarche Merleau-Ponty nous invite à réfléchir sur notre responsabilité personnelle et collective, aussi minime soit-elle, au regard de l'histoire. Toute notre situation n'est pas comprise dans l'espace/temps présent, la fonction créatrice de la philosophie et du politique est de justement toujours tenter de questionner les données, qui dans cette transformation deviennent historiques.

Si aujourd'hui les questions ne se posent plus exactement dans les mêmes termes qu'au milieu du siècle dernier, elles n'appartiennent pas pour autant à notre seul passé. L'antisémitisme et les racismes de toutes formes ne se sont même pas assoupis. En ce sens, ce texte de Merleau-Ponty est un vrai livre de vie. Dans notre société, souvent obsédé par le présent immédiat, nous gagnons à écouter ce qui, dans l'humilité du témoignage réfléchi, nous montre aujourd'hui comme hier, comment s'engage notre responsabilité vis-à-vis de ce qui nous agrée par commodité. les temps de paix ne reposent pas que sur de choses paisibles, ils se lient à une multitude d'autres évènements où se noue la dramaturgie de l'histoire humaine, là où elle est la plus concrète. Dès lors que la pensée n'est pas qu'un simple objet d'explication, extérieure au sujet qui la transmet et à celui qui la conçoit elle entre dans les trames quotidiennes de l'histoire, dans l'épaisseur de sa diversité et de sa créativité.

La guerre a eu lieu, celle de Troie comme toutes les autres, et elle ne cesse en vérité de se produire. Le présent de toutes les guerres est toujours notre absence de présence à ce que nous pensons réellement.

L'engagement dans l'idée même d'un questionnement sur nos façons d'être et de faire reste une priorité en deçà de laquelle la pensée contemporaine vacille. A la trop banale et fuyante interrogation sur la position de l'autre, Maurice Merleau-Ponty, en philosophe, a choisi de faire travailler la sienne. par ce choix, soudainement la philosophie concerne chacun de nous.
madamedub
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le 7 mai 2011

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