Breaking news: Agatha Christie s'est encore trompée!!!

Les ouvrages de Pierre Bayard ont incontestablement fait souffler un vent de fraîcheur plus qu'agréable sur une critique littéraire française assez surannée de manière générale, trop souvent trop technique et donc dissuasive pour le non-spécialiste. Il a fortement contribué à populariser une critique littéraire "ludique", n'hésitant pas à jouer avec, voire à maltraiter, les textes littéraires et les auteurs à travers une méthode très "interventionniste", explorant non seulement le texte présent, mais également ses failles et ses potentialités, le tout combiné à une vraie sensibilité littéraire et à une (très) fine capacité d'analyse. Par extension, ses œuvres sont aussi souvent venues brouiller la frontière entre écriture littéraire et écriture critique.


Une des branches où Pierre Bayard s'est le plus illustré (on peut même dire qu'il l'a fondée) est la "critique policière", consistant à remettre en cause les conclusions généralement admises dans des récits policiers ou à dimension policière, en s'appuyant sur une lecture ultra-serrée du texte. On découvre même à l'occasion de cette enquête sur les Dix petits nègres d'Agatha Christie que P. Bayard a fait des émules, avec la fondation d'un véritable "bureau d'enquêtes littéraires" international.


Bien entendu, le chef-d'oeuvre de l'auteur en la matière reste sa première tentative, l'excellentissime Qui a tué Roger Ackroyd (1998) où il revisitait de fond en comble le classique d'Agatha Christie, et où en s'appuyant sur des développements critiques pénétrants sur la nature de l'interprétation en littérature, aboutissait étonnamment à une conclusion de l'enquête beaucoup plus satisfaisante que la solution initiale proposée par l'autrice! Je suis également extrêmement reconnaissant à cet ouvrage pour m'avoir ouvert à tout un champ assez jouissif (et actuellement dynamique il me semble) de la critique littéraire autour de "l'incomplétude" des textes littéraires et de la "théorie des récits possibles". Je ne m'étends pas plus là-dessus ici ; j'y reviendrai peut-être un jour si je me lance dans une critique en bonne et due forme de cet ouvrage séminal de Pierre Bayard. Ont suivi deux autres tentatives en la matière, l'une sur Le Chien des Baskerville (pas mal dans mon souvenir, mais n'atteignant pas les sommets de l’œuvre originale), une autre sur Hamlet (qui est dans ma liste de lecture, mais que je n'ai pas encore pu me procurer).


C'est donc toujours avec plaisir que je vois arriver une nouvelle enquête littéraire de Pierre Bayard, d'autant plus que l'auteur revient ici sur la terre de ses premiers exploits (si je puis dire) avec ce classique parmi les classiques qu'est le Dix petits nègres d'Agatha Christie (publié dans un premier temps en Anglais sous le titre: "And then they were none", en référence directe à la comptine macabre qui va jouer un rôle important dans l'histoire).


Warning: même si Pierre Bayard prend bien soin, comme dans tous ses ouvrages de la série, de résumer en détail l'ouvrage dont il part, et à en souligner tous les points importants pour ses analyses ultérieures, je considère tout de même que cet ouvrage n'a pas vraiment d'intérêt à partir du moment où vous n'avez pas lu l’œuvre initiale! C'est d'autant plus vrai pour ce tome dont, comme nous allons le voir, la part dévolue à l'analyse littéraire est tout de même moins développée et intéressante que dans les tomes précédents. Je vous conseille donc, si vous êtes vraiment intéressés, de lire le bouquin d'Agatha Christie puis ensuite de revenir éventuellement vers cet ouvrage de P. Bayard.


Ici commence le spoil!!!


Quiconque a lu les Dix petits nègres pouvait effectivement trouver la solution proposée par Agatha Christie quelque peu tirée par les cheveux ; en effet, la méthode de suicide du juge pouvait bien apparaître comme assez invraisemblable ; je me souviens m'en être fait clairement la remarque intérieurement quand j'ai lu ce livre - il y a fort longtemps déjà entre ma 10e et ma 15e année. Il s'agissait néanmoins d'une conclusion frappante: à l'instar de celle du Crime de l'Orient express, difficile de l'oublier malgré toutes les années m'en séparant (signe tout de même d'un grand livre policier d'énigme!).
P. Bayard, outre cette première invraisemblance narrative, insiste également sur un point qui, effectivement, a posteriori semble plus qu'improbable une fois remis en question (je ne me souviens plus par contre si je m'étais fait sur le moment la remarque de cette facilité narrative prise par Agatha Christie...): comment l'assassin pouvait-il être vraiment certain de pouvoir mettre en œuvre son plan dans son intégralité, alors même que sa réalisation s'appuie grandement, dans les faits, sur l'arrivée opportune d'une tempête qui empêche de facto toute tentative des protagonistes de s'échapper de l'île une fois la série de meurtre démarrée?
La capacité du juge à réussir à identifier 10 criminels impunis est également un élément tout à fait suspect qui ouvre la voie, une fois identifié, à une de ces relectures policières où Pierre Bayard excelle véritablement.


Car encore une fois, on est vraiment frappé par l'élégance argumentative de P. Bayard dans la nouvelle résolution qu'il nous propose de cette énigme en espace clos, cette nouvelle solution étant une nouvelle fois largement plus convaincante que l'originale. Elle n'aurait ainsi pas du tout fait tâche si elle était venue se greffer, en complément, à la fin du livre d'Agatha Christie, en un ultime retournement de situation,


après la fameuse lettre "de confession" qui offre sa conclusion au roman, où le juge se présente à nous comme le meurtrier et nous explique en détail ses motivations et son mode opératoire.


Néanmoins, comme indiqué plus haut, les développements strictement "critiques" de l'ouvrage s'avèrent (un peu) moins intéressants que dans les volumes précédents. On peut féliciter P. Bayard de chercher à ne pas se répéter d'un ouvrage à l'autre, alors que déjà beaucoup avait été dit dans les ouvrages précédents de critique policière que j'ai cités. Les développements sur les enquêtes en espaces clos (Pierre Bayard dédie son ouvrage au spécialiste en la matière, l'auteur américain John Dickson Carr) ne sont pas inintéressants, idem pour ceux sur les biais cognitifs et "l'aveuglement". On a néanmoins la désagréable impression qu'à chaque fois, Pierre Bayard va détailler et développer sur ces points plus qu'il n'était strictement nécessaire, cela afin de broder pour "remplir" la quelque centaine de pages à atteindre pour justifier la publication au format livre. Alors qu'un ouvrage comme Qui a tué Roger Ackroyd parvenait à un équilibre brillant entre contre-enquête policière et discours de critique littéraire, il n'en est plus de même pour ce tome, où le véritable intérêt désormais va quasiment entièrement vers la dimension contre-enquête, au détriment des éléments de théorie littéraire. Il faudrait du coup sans doute revoir le format à l'avenir pour vraiment maintenir l'intérêt du lecteur tout du long: pourquoi pas des ouvrages collectifs proposant plusieurs contre-enquêtes, en mettant du coup à profit le "groupe de travail" universitaire qui semble s'être construit en ce domaine autour de Pierre Bayard?


Pour conclure, un livre intéressant si vous connaissez l’œuvre originale, mais quasi-uniquement pour la nouvelle solution qu'il propose (avec tout le talent argumentatif de l'auteur). Si vous êtes plus (ou autant) intéressé par la dimension critique et théorique et la méthode de P. Bayard en elle-même, je vous conseillerais plutôt de vous reporter en priorité à Qui a tué Roger Ackroyd? si ce n'est déjà fait.

Tibulle85
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le 25 févr. 2019

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