6,5/10
Ce qu'il y a de plus fort avec La Vérité sur l'affaire Harry Quebert, c'est l'espèce de canular auquel il a fait participer les lecteurs en annonçant dans sa diégèse-même son succès public et critique, une impressionnante prouesse performative dont on ne dira rien de plus pour ne pas divulguer certaines « surprises » de l'intrigue, sinon que ce succès n'allait pas de soi.
Dans le roman lui-même d'ailleurs, on ne comprend pas si bien comment les deux auteurs évoqués (Quebert et le héros Marcus Goldman) acquièrent le double-statut de coqueluche littéraire de l'Amérique et de vendeurs d'immenses best-sellers, manifestant le rare bonheur de conquérir la presse et le très grand public. Jusqu'à un certain stade, on essaye de percevoir Quebert comme un Roth, un Auster ou plus probablement un Irving (toute l'histoire du Formidable semble d'ailleurs inspirée de ce dernier), tandis que le triomphe de Goldman est plus difficile à cerner - on parle quand même d'un auteur adulé auquel son premier roman aurait permis d'acquérir un appartement sur Central Park et une voiture de luxe, et dont le deuxième livre (une « bête » investigation d'un fait divers, touchant certes un très grand écrivain et écrit par son ami, un autre très grand écrivain, enfin du journalisme) lui vaudrait un contrat inédit d'1 million de dollars, plus les royalties et l'exploitation cinématographique, promises avant même la fin de sa rédaction. Ne serait-on pas plutôt face à un Werber qu'à un Coetzee, quoi qu'on nous répète à n'en plus finir à quel point Goldman écrit exceptionnellement bien ?
Savez-vous pourquoi The Wife, pourtant un film sur un Prix Nobel de Littérature, n'en donne jamais à lire un extrait ? Ou pourquoi la fiction Werk ohne Author puise énormément dans le parcours et l'œuvre d'un peintre réel ? C'est que l'on évite d'inventer un artiste génial, parce qu'il est incroyablement prétentieux et/ou difficile de dire au lecteur/spectateur « moi, auteur de cette fiction, je te mets sous les yeux quelque chose qui est génial. Je ne dis pas que ma fiction est géniale hein, attention, mais ce que j'ai inventé pour l'attribuer à mes personnages l'est ». Québert n'a cependant aucun problème avec cette autosatisfaction curieuse, nous assénant le génie de ses écrivains par quelques extraits... confondants de banalité, pour le dire poliment.
Alors ne soyons pas stupides, on peut bien sûr extraire des phrases voire des pages de « grands » livres, et les trouver tout à fait communes, ainsi dénuées du talent que l'on se plaît à reconnaître à leur auteur, plus forcément si distinctes de ce que n'importe quel plumitif pourrait asséner. C'est qu'une page de « grand » livre, ce n'est pas forcément une accumulation de mots précieux ou de figures de style rares ; il y a bien des grandeurs qui s'expriment dans la simplicité. Seulement, à force de s'entendre répéter que décidément ces deux-là ont tout le talent du monde, on finit par attendre quelque chose de leur prose, qui n'est plus seulement un quelconque extrait, mais la preuve dudit talent. Or entre les lettres d'amour dont on ne voudrait pas chez Harlequin et le style très direct de Marcus/Dicker, réussi d'ailleurs dans sa limpidité, enfin ne dévoilant pas le génie du grand écrivain, on se dit qu'il n'était assurément pas nécessaire soit de divulguer le manque de génie de ces pages géniales, soit même de faire des deux écrivains de pareils génies - leur donner un peu de talent et un petit succès n'aurait pas changé quoi que ce soit aux enjeux, sinon qu'ils auraient semblé moins caricaturaux.
La Vérité sur l'affaire Harry Quebert serait-il alors un mauvais roman mal écrit ? Absolument pas, c'est un bon polar de gare, intrigant, haletant par moments, se dévorant en tout cas sans pause tant on veut comprendre. Pas pour le choc de la révélation (il est toujours facile de nous dire « untel que vous connaissez depuis le début du roman est en fait le coupable », si vous n'aviez aucun indice, cela ne peut faire ni chaud ni froid). Pas pour l'originalité du récit (cela ressemble à cent séries sur « la petite bourgade états-unienne où chacun dissimule un secret », ces post-Twin Peaks à côté desquels ne fait pas bonne figure). Pas pour la cohérence sublime du tout (les personnages les plus caractérisés le sont à coup de stéréotypes, beaucoup d'autres manquent d'âme ; quelques incohérences peuvent décevoir de la part d'un roman aussi adulé ; les scènes supposément comiques avec la mère sont de pures digressions pas si drôles, ne donnant de caractère ni à elle ni au héros ; plusieurs passages ne sont que la mise en récit fastidieuse de ce qu'un personnage raconte voire vient de raconter bien plus simplement). Pas pour la « réflexion » (sur quoi ? la peine de mort ? on l'oublie presque aussitôt évoquée. L'écriture, voire le monde du livre ? ha ha, bon courage pour tirer quelque chose des contrats à un million pour du journalisme, du syndrome de la page blanche et des larmes salées de l'amour. La publicité ? Il faut être friand de grands poncifs... Peut-être pour le portrait critique de la société états-unienne ? quel grand concept pour servir de fourre-tout nébuleux sous prétexte qu'on montre des péquenauds, un type super-riche, un prêtre et quelques flics, dans une absence de méditation en fait assez terrifiante). Plutôt parce que les twists sont bien menés, et qu'après un ventre mou de 200 pages à courir après un suspect que tout accable alors que l'on soupçonne son innocence (c'est trop tôt dans le roman et il n'est pas assez intéressant pour cela), on est captivé sur les 200 dernières pages par un plaisant torrent d'événements complètement inattendus et sincèrement très divertissants.
On peut concevoir que des lycéens soient épatés - ça change du Colonel Chabert, de la Princesse de Clèves et de Nos étoiles contraires. Il faut seulement croire que l'Académie française n'a jamais ouvert un polar pour se laisser à ce point submerger par celui-là, et se demander quel concours de circonstances lui a valu d'être lu puis adoubé par une telle assemblée, habituée à plus de snobisme (et je crois que personnellement je l'aimais mieux ainsi).