Autant en emportent les temps ou « Se demander de quoi nous prive, qu’on a connu, cette nouveauté »

Très étrange chose que cette sorte de Qohéleth post-industriel. Si étrange qu’on ne sait pas trop par quel bout la prendre.
Un exemple de cette prose qui me paraît assez significatif sans caricaturer : « Et c’est inutilement que l’on cherche à fixer son attention sur les conseil que le bénin Fénelon donne pour l’instruction des filles, quand elles se promènent coiffées d’appareils diffusant de la musique directement dans le cortex, que d’étonnantes sécheresses succèdent à de brusques déluges et que les trois quarts du genre d’humain sont un rebut dont l’économie qui les a produits ainsi ne sait que faire ; que l’on croise dans l’escalier son voisin parlant tout seul, que l’on meurt sans savoir de quoi et peut-être ignorant de ce qu’on ait vécu ; et qu’il n’est plus temps de toute façon, si les pensées que nous saurions en tirer sont inconséquentes et facultatives, bornées à l’espérance de vie de nos organes » (p. 18).
Tentons une expérience. Prenons un individu contemporain d’une dizaine d’années que nous appellerons Peter en hommage aux légions d’éternels enfants qui peuplent notre modernité. À l’image de la plupart de ceux de sa génération, Peter a su naviguer avec Google Chrome avant même de perdre ses premières dents de lait. Ses compétences en informatique, en apparence plus développées que celles de la majorité des adultes de son entourage, en tout cas supérieures aux leurs lorsqu’ils avaient son âge, suscitent de leur part un mélange à parts variables d’émerveillement, d’inquiétude et de culpabilité. Peter s’en fout un peu : l’évidence avec laquelle il utilise ces facultés lui permet simplement de fournir des exposés pour l’école, de voir des vidéos de Fortnite sur Youtube et accessoirement d’autres vidéos sur d’autres sites expressément interdites aux mineurs d’âge. L’auteur de la Vie sur Terre traduit cela : « C’est sans surprise que l’individu s’accorde avec cette organisation qui l’a produit selon les besoins qu’elle en a et qui lui a fourni une définition du bonheur en résultat de la satisfaction de ces besoins. C’est à condition il est vrai de ne pas déménager du système de postulats qui fonde la société complète et en justifie les procédés : escapade d’autant moins probable que l’entendement s’est formé d’après lui et que la sensibilité s’est façonnée, jusque dans ses innervations les plus profondes, sur des conditions matérielles qui sont en application de ces postulats » (p. 118). Il y a un autre passage sur le sujet, peut-être plus explicite, à la page 149.
Évidemment, Peter serait incapable de comprendre quoi que ce soit à ces trois phrases, ce dont on ne saurait lui tenir rigueur. La quasi-totalité des adultes aura besoin de les relire plusieurs fois, en vain chez certains. Il est même probable, tout comme un certain nombre de ceux qui ont commencé à lire cette critique ne liront jamais ces mots, qu’une part non négligeable en aura abandonné la lecture, plus ou moins tôt, gagnés par cette « certaine incapacité à réfléchir posément, à garder de la suite dans les idées, ou simplement à se souvenir de ce qu’on a fait la veille » (p. 218) dont parle l’auteur. Il est vrai que de cette époque, « on a moins d’aisance à […] déchiffrer les bizarreries au moyen des idées et du vocabulaire dont elle nous a dotés » (p. 120). De là, l’hypothèse, malcommode à réfuter, que la Vie sur Terre s’adresse à un public d’élite, à la fois oisifs sur-cultivés et public déjà d’accord que d’aucuns qualifieraient pourtant de jamais content. Le style de l’écriture, fait de très longues phrases, de ponctuation pleine d’éclats et de subordonnées multiples, aussi prophétique dans sa forme que rigoureux dans la syntaxe et le lexique, en serait l’examen d’entrée, en quelque sorte.


Ce n’est donc pas très étonnant si la plupart des commentaires de ce texte insistent sur le caractère ardu du style, sans en évoquer les idées. Dans un sens, ce n’est que justice : ces idées, pour l’essentiel, ne sont que des ponts aux ânes de la critique sociale radicale, en tout cas dans sa variante réactionnaire (1). Vraiment, si vous voulez un aperçu des idées de la Vie sur Terre, lisez plutôt le Discours préliminaire de l’Encyclopédie des Nuisances, il est moins long et moins cher. Pour forcer encore le trait, Bodinat récite ici sa dissertation devant le jury de ladite encyclopédie (2).
En gros, pour l’auteur, le rationalisme marchand a tué la vie – humaine, mais pas seulement – sur terre : « À ce sujet je me suis souvenu d’une publicité dans la rue pour de l’eau minérale : une première affiche montrait une bouteille d’eau sur fond de coupe géologique : “15 ans pour la filtrer dans les montagnes” sur une deuxième, un tas informe de plastique translucide : “2 secondes pour la compacter dans la cuisine !” J’ai trouvé que c’était en résumé le miracle du rationalisme : cent cinquante millions d’années pour perfectionner la vie terrestre, et grâce à son ingéniosité en deux siècles la voilà compactée, ne tenant presque pas de place dans le sac poubelle » (p. 49). Encore est-ce là la version compactée, pas la moins drôlement présentée, de cette thèse fondamentale.
Les autres idées, pêle-mêle, et libre à chacun de les relier à d’autres penseurs qui précédèrent la publication de la Vie sur Terre : la société marchande est totalitaire dans le sens où elle informe le moindre aspect de la vie individuelle et collective ; « l’épouvantable tyrannie ne profite à personne » (p. 197) ; le caractère intenable de la vie qu’elle impose, accentué par l’impossibilité de faire part du malaise ou simplement de la concevoir, est à l’origine de véritables épidémies (3) ; cet empire s’effondrera comme tous les autres avant lui, à ceci près qu’il entraînera la terre entière dans sa chute ; les conditions concrètes d’existence modèlent la pensée ; etc. Sans doute faut-il s’être déjà fait de telles réflexions pour les accepter.
Et naturellement il ne faut pas chercher dans le livre quoi que ce soit de constructif (!) : « un ciel de 1830 ou 1850 que Nerval ou Baudelaire voyaient sans aucune trace de mécaniques volantes » (p. 201) semble suffire à l’auteur. Mais est-ce un grief à faire, quand l’un des credos de la société marchande est précisément qu’il n’y a pas d’alternative ? Et je prie le lecteur de cette critique de faire valoir le principe de charité et de donner aux mots du paragraphe qui précède autant de force qu’il le peut, tout comme il doit prendre le temps de dé-connoter les termes réactionnaire ou passéiste (4).


Car la Vie sur Terre dépasse tout de même de très loin l’expression de quelque provocation plus ou moins adolescente. Ainsi, à mon sens, l’absence de toute progression dialectique, de toute logique apparente – car le texte assène plutôt qu’il ne démontre – ne saurait être prise comme un défaut ; ni même comme la trace de quelque spontanéité. À (au moins) deux reprises, l’auteur évoque l’image pascalienne de la divinité, pour affirmer que la raison marchande en a interverti les termes : « cela s’avère inextricable presque sur-le-champ à essayer de la démonter [la raison économique] sur la table pour trouver logiquement ce qui ne va pas : il n’y a rien par où commencer ni finir ; le règne universel de l’économie est semblable à une sphère infiniment close sur elle-même : la périphérie en est partout et le centre nulle part, “il n’existe aucun dehors d’où la considérer, etc.” » (p. 123). Je crois que la structure de la Vie sur Terre est une réponse à cet inconcevable ; chacun des dix chapitres de ses deux tomes peut être lu indépendamment.
Une autre réponse serait l’individualisme, dont le livre constitue implicitement un éloge, toujours comme en passant : « On s’est beaucoup moqué des utopies collectivistes, qui ne tenaient pas compte des hommes, on oublie de rire de celle-ci [dans laquelle nous vivons], qui effectivement ne marche pas » (p. 41) ou « c’est aussi simplement que devant son ordinateur éducatif, le petit consommateur produit par Intra Cytoplasmic Sperm Injection devra convenir de ce que la société organisée a sur lui exactement tous les droits. Mais sans doute demandera-t-il où est l’inconvénient » (p. 52).
Oui, en définitive, c’est la figure de l’auteur qui se détache de la Vie sur Terre. Or je parlais du Qohéleth au début de cette critique, et c’est bien en poésie que s’expriment les prophètes : « Parfois je me demande si je ne m’abuse pas moi-même, me croyant subtil et pénétrant ; […] si nous ne survivons pas en fait posthumes à la fin du monde qui a déjà eu lieu ; ac zombi. » (p. 53). Bodinat n’est pas prophète, n’y joue même pas, mais je crois que c’est de cette façon que le texte veut être lu : comme de la poésie, certes en prose, certes ultra-intellectuelle, certes parfois absconse, certes radicale, mais (et donc) salutairement privée de la bénignité dont aucun poète depuis Lautréamont n’avait su se débarrasser.


(1) Mais y a-t-il une critique sociale radicale qui ne soit pas réactionnaire ? À ce mot, il ne faut s’imaginer ici ni le commerçant poujadiste toujours prêt à sortir une batte de derrière son comptoir, encore moins le bourgeois paternaliste s’offusquant de ce que la soupe soit froide depuis que les femmes travaillent, ni le militant d’extrême-droite qu’il porte un Bomber’s ou de petites lunettes rondes, ni le prêtre crevant de haine sous sa soutane entre une messe en latin et un attouchement sur mineur. Ceux-là furent ou sont peut-être réactionnaires, contre-révolutionnaires certainement – et des crevures à coup sûr ! –, mais en aucun cas porteurs ni même représentants d’une critique sociale radicale.


(2) Le livre est émaillé de références à divers penseurs. Indice d’une absence d’originalité ? Du reste, la majorité de ces références étant implicite, cela corroborerait une lecture de la Vie sur Terre comme un catéchisme pour initiés, si le jeu intertextuel (et ouais…) était au cœur de son propos.


(3) Il se dégage du livre une grande souffrance, non seulement parce qu’il évoque douleur et maladie de façon récurrente du fait que « le monde extérieur […] est devenu objectivement comme le voyait auparavant le mélancolique ou le dépressif grave » (p. 141), mais aussi parce que l’auteur (narrateur ? poète ?) ne se place jamais à l’abri – et pas davantage lorsqu’il affirme que « la honte d’avoir sa part dans toute cette infamie et faillite universelle deviendrait écrasante si l’on se mettait à comprendre » (p. 179).


(4) Et peut-être le terme complot. On n’est ici pas toujours loin du complotisme, ce qui peut-être doit arriver quand on parle de « la domination, que son ubiquité et son polymorphisme rendent inconcevable » (p. 79). Ailleurs, la mention « d’un rapport qu’il y aurait entre l’épidémie de dépression immunitaire et l’imprégnation de la biosphère par la chimie de synthèse » (p. 93) m’a fait songer aux théories d’un Michel Bounan, par exemple. Alors, un tour du côté des « illuminati », des Templiers, des Martiens ou du moins drôle Protocole des Sages de Sion ? « Ce point existe […], et le voici : dans les équations de la rationalité économique et ses calculs de rentabilité le genre humain ne figure qu’en matière première » (p. 193) ; ce qui tire les fils, c’est donc une idée. Et si, pour l’auteur de la Vie sur Terre, elle est bien « un seul extraterrestre » (!), on admettra qu’elle n’a rien d’occulte.

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le 11 juin 2019

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