L'évolution des corps et des mœurs sur les plages françaises

L’historien Christophe Granger revient aux éditions Anamosa sur la perception des corps d’été en France. La Saison des apparences, qui paraît en format poche après une première édition en 2017, examine comment les attitudes et les pratiques liées à la saison estivale ont évolué au fil des décennies, passant de la suspicion médicale et de l’austérité vestimentaire au début du XXe siècle à la libération corporelle et aux débats sur le burkini un siècle plus tard.

L’évolution des comportements estivaux en France, en particulier autour des tenues de plage, accompagne une histoire plus large, passionnante, de changement social et culturel. À partir des années 1930, les attitudes envers le corps et la saison d’été ont subi une transformation significative. Ce changement a été influencé par plusieurs facteurs, qui englobent l’évolution des normes médicales et hygiénistes, les nouvelles prescriptions sociales, ainsi que l’impact de la publicité et des médias. L’entreprise de Christophe Granger consiste précisément à documenter l’ensemble de ces liens.  

Avant le XXe siècle, l’été est vu sous le prisme de la prévention médicale, les médecins et hygiénistes de l’époque alertant sur les dangers de la saison estivale pour la santé, notamment vis-à-vis de la transmission d’agents infectieux. Peu à peu, les plages françaises deviennent toutefois des théâtres de liberté corporelle, où les tenues se raccourcissent et où les corps se dévoilent toujours plus. L’arrivée du bronzage en tant que phénomène prisé dans les années 1930 marque un nouveau tournant, le soleil devenant alors synonyme de bien-être et de beauté, chose qui ne fera que s’accentuer par après. 

Cette pratique était à l’origine utilisée à des fins curatives dans les cliniques et les sanatoriums à la fin du XIXe siècle, notamment pour traiter les affections pulmonaires. Cependant, dans les années 1920, le bronzage s’est installé dans les préférences des Français, grâce à l’influence des avant-gardes de la mode féminine et des industriels de la beauté, tels que le fabricant de parfums Jean Patou et le fondateur de L’Oréal Eugène Schueller.

Christophe Granger rappelle qu’au fil des siècles, l’été est passé d’une saison agraire et utilitaire à une période axée sur la réalisation personnelle et la détente, avec une parenthèse où les autorités médicales s’inquiétaient de la prolifération des pathogènes et des « coups de chaud ». La période de l’entre-deux-guerres en France symbolise parfaitement cette évolution. Le concept de « corps d’été » émerge : les silhouettes, érigées depuis peu en capital social, deviennent des vecteurs d’expression de la santé, de la vitalité et de la modernité. Les plages sont appréhendées comme des lieux de liberté, de jeux et d’exercices, en plus d’exposer les corps dans une horizontalité parfaite et, parfois, de les « rapprocher », en se muant en lieux de plaisir sensuel et de rencontres.

L’écart entre les conditions de vie des riches et des pauvres en été est entretemps devenu un sujet de préoccupation. Le caricaturiste Galanis dénonce par exemple au début du siècle, dans L’Assiette au beurre, la disparité entre les plus nantis qui s’évadent en vacances et les milieux populaires qui souffrent de la chaleur urbaine. Des initiatives comme les colonies de vacances sont lancées pour offrir des expériences estivales plus équilibrées, moins conditionnées socialement. Ce n’est pas tout, puisque l’essai revient également sur les congés payés, qui ont aidé à démocratiser ces moments de détente où la vie quotidienne est soudainement mise entre parenthèses.

Avec l’avènement des Trente Glorieuses, les corps d’été sont devenus, encore plus qu’auparavant, synonymes de modernité et de bien-être. Les vacances estivales symbolisent alors la « vraie vie », marquant une période placée sous le sceau de la détente et de la libération corporelle. Le bronzage, les activités de plein air et la minceur en deviennent des éléments centraux, comme l’explique très bien Christophe Granger. Le rôle des médias, et en particulier des magazines féminins, est crucial dans la diffusion de ces nouveaux idéaux. Ces publications encouragent les femmes à adopter une gestion rigoureuse de leur apparence physique (planifiée, presque mathématisée), à sculpter leur silhouette, et elles promeuvent des valeurs d’individualité et de dynamisme censées s’opposer aux conservatismes encore en vigueur dans la société française. La plage devient un lieu où s’expriment à la fois la spontanéité, l’authenticité et une certaine forme de conformité aux normes de beauté. Aussi, on comprend, à la lecture de La Saison des apparences, que le sable fin et l’eau turquoise supportent, eux aussi, leur lot de codifications sociales.

Cependant, toutes ces évolutions ne surviennent pas sans conflits, et l’auteur en fait amplement état. Dans les années 1930 et 1960, des tensions émergent autour des normes de décence et de la visibilité des corps sur les plages. Des mouvements catholiques et conservateurs, des pamphlétaires tels que Georges Anquetil, se mobilisent, via des textes, des tracts ou des actions directes, contre ce qu’ils considèrent comme une dégradation morale, mettant en lumière les heurts entre les valeurs traditionnelles et modernes. Mais la difficulté d’établir un « code de la pudeur » uniforme et les défis juridiques liés à la régulation des comportements estivaux laissent une grande latitude aux maires, qui réagissent de manière désordonnée face aux nouveaux comportements, parfois cahin-caha. 

Après les épisodes des vacances adolescentes des années 1950 et 1960, parfois tapageuses, ou des seins nus, avec l’apparition controversée du monokini, les débats se sont récemment cristallisés autour du port du burkini, révélant des clivages profonds au sein de la société française sur les questions d’identité nationale, de laïcité et de liberté individuelle. Mais Christophe Granger questionne aussi, à dessein, la perception des activités et habitudes estivales et son influence sur ces crispations. N’est-ce pas avant tout parce qu’il renvoie l’image d’une société corsetée, éloignée des nouveaux standards de l’été, que le burkini a été si farouchement critiqué ? 

Dans une démonstration claire et documentée, La Saison des apparences narre l’histoire des corps d’été en France et explique en quoi elle peut être révélatrice de la complexité des enjeux sociaux, culturels et politiques qui ont traversé la société au fil des décennies. L’essai montre comment les pratiques corporelles et vestimentaires estivales sont devenues un miroir des transformations et des tensions à l’œuvre à l’échelle du pays. Elles permettent en effet de mieux saisir la diversité des expériences sociales et la manière dont elles se structurent et s’articulent à travers les corps. Comprendre ces variations saisonnières mène à une analyse approfondie des agencements collectifs qui façonnent les individus.

Article publié sur RadiKult'

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le 9 janv. 2024

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