Le Dahlia noir
7.7
Le Dahlia noir

livre de James Ellroy (1987)

Il y a des coïncidences étranges, et les goût sont parfois bien curieux. Comment est-il possible de se goinfrer de classiques français tout en s’amourachant d’un roman noir américain aussi sombre et cru ? Peut-être parce qu’ils s’appuient sur la même grande technique et la même finesse. Le Dahlia Noir est un des plus grands chef-d’œuvres qu’il m’ait été donné de lire dans ma toute petite vie. Tout ce qui fait d’un écrit un grand roman noir y est. James Ellroy a inventé le roman noir, et ses œuvres transcendent radicalement toute la littérature par leur puissance et leur intelligence. James Ellroy est le maître, le Roi, le Dieu du roman noir. Croire que ce livre est le fruit d’un sous-genre ou d’une sous-littérature est absolument et résolument faux. Le roman noir repose sur plusieurs éléments bien caractéristiques : un lieu qui oscille entre rêve et cauchemar, où la corruption grouille dans tous les coins et dans toutes les institutions, où les inégalités sociales, la misère, la drogue, la prostitution, les trafics, la perversité et la violence dansent une valse qui ne se termine jamais, et où la nuit répand ses ténèbres dans les esprits et les cœurs. Les personnages sont complexes, animés de penchants malsains, hantés par une obsession, complexes dans leur rapport au monde et au bien, mais pourtant absolument envahis d’un éclair lumineux de rédemption. Le roman noir est en réalité le chemin d’un homme à travers l’ombre vers la Lumière. S’y ajoute ensuite une trame fascinante et très glauque : rien de tel que le meurtre si terrifiant que celui d’Elizabeth Short, le tout lié à de petites histoires sordides pleines de chausse-trappes, de quiproquo, de bluff, de faux-semblants et de grands retournements de situation. L’espoir doit se faire rare, et l’homme y est dépeint dans toute sa laideur et son inhumanité. Le monde oscille entre la conception chrétienne doloriste qui ne donne le salut à personne, et cette espoir par un chemin insupportable et complexe de trouver l’infinie grandeur d’une Lumière divine. Il n’y a pas plus religieux qu’un roman noir. Et, pour un athée que je suis, qui n’a pas grande opinion du protestantisme anglo-saxon, je me force à reconnaître que c’est brillant. Bien plus brillant qu’un tout autre roman désenchanté, qui aurait oublié en lui-même l’espoir intime du Dieu Sauveur et Rédempteur.


James Ellroy est un auteur remarquable. Que son talent et sa technique soient inimitables et inégalables, c’est évident, mais plus encore, il incarne en lui même cette histoire de ce jeune homme sans mère, qui dans le LA des années 40 pourri jusqu’à la brique, affublé d’un lourd passé de donneuse, doit par la force des choses se lancer obsessivement dans une course-poursuite avec le Dahlia Noir. L’histoire du roman de la recherche du criminel d’une jeune femme éventrée fait écho à cette obsession quasi maladive de l’auteur de rechercher la femme, une femme: sa mère assassinée. La découverte du passé de l’auteur fait froid dans le dos (et il en va de même de beaucoup d’auteurs de roman noir, qui à l’instar des Saints de la Bible, ont fait dans la criminalité une forme de chemin de Damas bien curieux) et éclaire d’une lumière effroyable le roman. De plus, l’auteur ne s’en cache pas : il est républicain et conservateur. Il dépeint cette décadence et cette corruption de manière presque politique. Il haït les bouges et crée un personnage qui porte haut sa déchéance, définitivement et profondément bon, bien que rongé par la douleur et la folie : Bleichert. Le personnage est boxeur, et il a un coéquipier, Blanchart, un autre boxeur qui cache derrière ses airs de bonhomme un lourd passé, une capacité brillante de manipulation et une vie faite de vices. Ces deux hommes semblent être mus par de mauvaises intentions, sans que cela ne soit réellement de leur faute, mais qui pourtant semblent receler en eux, contrairement aux autres, une étincelle de Bien. Le Dahlia Noir leur renvoie leur humanité en pleine figure, et le roman nous envoie ce monde si pessimiste comme dans une grande claque. Parce que le roman est une vraie claque, il peut infliger des douleurs à ceux qui ne sauraient supporter les brefs passages un peu sombres du roman. Cependant, et étrangement, c’est la jouissance qui prend celui qui se laisse emporter dans cette drôle d’hypnose morbide. L’hypocrisie des grands épouse la médiocrité des petits : ce mariage ne laisse personne indemne, même pas le lecteur, qui enfermé dans la folie de sa lecture, affronte avec un plaisir non dissimulé les situations les plus glauques, les triangles amoureux les plus étranges et les mœurs les plus transgressives. Le roman est puissant, c’est une vraie bombe, une tempête de lettres et d’encre. A chaque page, c’est Betty Short que l’on cherche à trouver, sans jamais réellement y parvenir.


Le style du roman est époustouflant. La lecture de la préface permet de s’habituer progressivement à un texte à la première personne du singulier, dense en information, parfois lourd dans son style et sa syntaxe et qui peut paraître au premier abord, par le familier de son style et la rapidité d’énoncé, un peu rébarbatif. Très vite, on s’y accroche comme à une drogue. Tout s’y mêle brillamment: les descriptions de l’auteur s’efforcent à être brillantes, alors qu’elles cherchent à montrer les ténèbres. Les dialogues sont très efficaces, et on se plaît à reconnaître le style bégayant d’Harry Sears, de le distinguer de la prose pragmatique du Padre Russ, en passant par la lente et énigmatique parole de Kay. La narration s’écoule aussi fluidement qu’une rivière cristalline, aussi évidente que la sueur qui jaillit des pores de la peau. Il y a une grande sérénité dans la narration du récit, et les événements, parfois violents, revêtent une certaine noblesse outre le style qui feint la vulgarité, et mieux encore, qui incarne une forme d’obscénité sans jamais basculer dans l’horreur. Sous le style aussi, la figure tutélaire du Dahlia Noir se profile et nous hante. Il serait fautif de penser que le roman est un simple roman noir, ou thriller : c’est un esprit entier qui s’insinue dans le lecteur, qui insuffle le roman et caresse les mots. James Ellroy ne se contente pas d’aligner son style avec le fond : il devient lui-même le style. J’avais rarement lu auparavant une telle symbiose entre le fond et la forme, entre l’auteur et le roman, entre l’intrigue et le cadre. Il faut donc saluer la merveilleuse traduction française de Freddy Michalski qui n’a l’air de corrompre rien du charme du roman. Ce dernier nous fait vivre des heures de lecture intenses, passionnées et extatiques. Il nous possède tout entier, et après la lecture, quelque part en nous, comme figé dans nos pupilles, survit le sourire béant, taillé au poignard, du Dahlia.

PaulStaes
9
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le 10 févr. 2018

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Paul Staes

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