Le Dibouk est une pièce de théâtre yiddish écrite par Shalom An-Ski en 1917. On y retrouve, autour du personnage de Khanan, le thème du pacte diabolique largement répandu au XIXème siècle. Le Dibouk semble ainsi s'inspirer d'œuvres de cette époque ; à travers une étude comparée, nous verrons comment le thème du pacte diabolique est réadapté dans le Dibouk. Dans une première partie nous évoquerons le savoir interdit, dans une seconde l'idéal, et dans une troisième la possession, tout en établissant les similitudes et en soulignant les différences avec un corpus d'œuvres antérieures.



Khanan est un étudiant en quête de savoir. Il se plonge dans la Cabbale qui renferme un savoir secret sur le monde. Il cherche une vérité qui lui semble inaccessible.
« Livres sacrés... Vous demeurez calmes, sereins, appuyés l'un sur l'autre. Et pourtant vous contenez tous les secrets, tous les signes, toutes les incantations des six jours de la création, et ceci jusqu'à la fin des siècles. Comment obtenir un signe ?... Un, deux, trois, quatre... Neuf livres ! Ce nombre contient la vérité... Chaque livre comprend quatre arbres de vie... Une fois de plus, neuf fois quatre font trente-six ! Il ne se passe pas de jour que je ne me heurte à ce chiffre sans savoir ce qu'il signifie. Pourtant je suis certain que c'est lui qui contient le vrai sens... Trente-six... C'est la somme des chiffres du nom de Léa. Trois fois trente-six, c'est la somme des chiffres du nom de Khanan... Les lettres LE-A peuvent aussi signifier sans l'aide de Dieu... Il se met à trembler. Quelle horrible pensée... Pourtant, elle me fascine... »
Khanan va s'écarter de Dieu pour trouver la vérité. Ceci nous évoque le personnage de Faust de la pièce éponyme de Goethe. Ne trouvant pas ses réponses sur terre, ce dernier décide de vendre son âme au Diable afin qu'il lui apporte ses réponses.
« Philosophie, hélas ! jurisprudence, médecine, et toi aussi, triste théologie !... je vous ai donc étudiées à fond avec ardeur et patience : et maintenant me voici là, pauvre fou, tout aussi sage que devant. Je m'intitule, il est vrai, maître, docteur, et, depuis dix ans, je promène çà et là mes élèves par le nez. — Et je vois bien que nous ne pouvons rien connaître !... Voilà ce qui me brûle le sang ! J'en sais plus, il est vrai, que tout ce qu'il y a de sots, de docteurs, de maîtres, d'écrivains et de moines au monde ! Ni scrupule, ni doute ne me tourmentent plus ! Je ne crains rien du diable, ni de l'enfer ; mais aussi toute joie m'est enlevée. Je ne crois pas savoir rien de bon en effet, ni pouvoir rien enseigner aux hommes pour les améliorer et les convertir. Aussi n'ai-je ni bien, ni argent, ni honneur, ni domination dans le monde : un chien ne voudrait pas de la vie à ce prix ! Il ne me reste désormais qu'à me jeter dans la magie. Oh ! si la force de l'esprit et de la parole me dévoilait les secrets que j'ignore, et si je n'étais plus obligé de dire péniblement ce que je ne sais pas ; si enfin je pouvais connaître tout ce que le monde cache en lui-même, et, sans m'attacher davantage à des mots inutiles, voir ce que la nature contient de secrète énergie et de semences éternelles ! »
Les deux personnages se tournent vers le domaine ésotérique : Khanan vers la Cabbale, Faust vers la magie, pour trouver une vérité, un savoir interdit.
Le Diable prend ainsi une allure prométhéenne. Il apporte le savoir. A ce titre nous pouvons penser à l'épisode du jardin d'Eden dans l'Ancien Testament où le serpent incite les hommes à s'emparer du savoir interdit incarné par la pomme issue de l'Arbre du savoir, épisode à l'origine de l'idée de « péché originel ». Il est d'ailleurs bien rappelé au début de la pièce que Satan n'est autre que le serpent :
« Comment un saint rabbi aurait-il consenti à se servir du serpent qui est Satan en personne ? »
Mais c'est Khanan qui va à Satan, et ce n'est pas Satan qui vient le tenter de l'extérieur. Khanan est séduit :
« Et n'est-ce pas Dieu qui a créé Satan ? Satan est l'envers de Dieu, il est une partie de lui et porte donc une part de sa sainteté. »
Nous pouvons presque penser que c'est son destin qui l'a amené à Satan, pour paradoxalement mieux se rapprocher de Dieu au final. Les paroles de Khanan prennent ainsi tout leur sens, car en effet, pour aller vers Dieu il faudrait passer par Satan. Le mal est nécessaire.
Soulignons ensuite l'importance du langage dans le pacte diabolique. Les mots que Khanan prononcent sont incantatoires, ils ont une valeur performative.
« L'expression du double Grand Nom m'apparait ! Je le contemple. J'ai vaincu. »
Rappelons que pour invoquer Satan il faut prononcer le double Grand Nom, ces mots ont un caractère sacré et interdit :
« Le seul moyen de l'évoquer est de prononcer le double Grand Nom dont la flamme a fondu en un les deux sens opposés : celui des sommets et celui des gouffres. »
Rajoutons que pour entretenir le mystère, ces mots ne sont pas clairement cités par le texte.
La parole pour accomplir un acte diabolique évoque la Fin de Satan de Victor Hugo où Satan, pour chaque parole énoncée, détruit, à l'inverse du Verbe de Dieu qui crée.
« Il cria : – Mort ! – les poings tendus vers l'ombre vide.
Ce mot plus tard fut homme et s'appela Caïn.
[...]
Quelqu'un, d'en haut, lui cria : – Tombe !
Les soleils s'éteindront autour de toi, maudit ! –
[...]
Satan dressa la tête et dit, levant le bras :
– Tu mens ! – Ce mot plus tard fut l'âme de Judas. »
Cela nous rappelle aussi les mots prononcés par Dorian Gray suffisant à conclure le pacte :
« Comme c'est triste ! murmura Dorian Gray, les yeux toujours fixés sur son propre portrait. Comme c'est triste ! Je deviendrai vieux, horrible, hideux. Mais le portrait restera toujours jeune. Il ne sera jamais plus vieux qu'il ne l'est en ce jour de juin... Si seulement c'était le contraire ! Si c'était moi qui restais toujours jeune et que ce dût le portrait qui vieillît ! Pour cela... Pour cela je donnerais n'importe quoi. Oui, il n'y a rien au monde que je ne donnerais ! Je donnerais mon âme pour cela. »




Khanan, par sa volonté de découvrir des mystères secrets, s'élève au-dessus de sa condition d'être humain. Il incarne à ce titre l'archétype du personnage romantique inspiré du Satan du Paradis perdu de Milton, qui tomba en Enfer pour avoir voulu égaler Dieu.
« [...] son orgueil l'avait précipité du ciel avec son armée d'Anges rebelles, par le secours desquels aspirant à monter en gloire au-dessus de ses Pairs, il se flatta d'égaler le Très-Haut, si le Très-Haut s'opposait à lui. Plein de cet ambitieux projet contre le trône et la monarchie de DIEU, il alluma au ciel une guerre impie et un combat téméraire, dans une attente vaine. »
Notons aussi que Khanan remet en cause l'autorité divine à l'instar de Satan :
« Et si ces forces ne sont pas saintes ?... »
Et rajoutons que Khanan est insoumis
Khanan est en quelque sorte similaire à Melmoth du roman éponyme de Maturin qui s'élève lui aussi au-dessus de sa condition en contractant un pacte diabolique, mais pour bénéficier d'un sursis sur la mort et ainsi aller à l'encontre de son destin. Cependant, Khanan, en contractant un pacte avec le diable, ne va pas à l'encontre de son destin, mais, bien au contraire, le réalise. Il transgresse pour ensuite accomplir son destin.
« J'ai brisé toutes les barrières, j'ai passé à travers la mort, j'ai dit non aux lois qui régissent le monde depuis l'origine des générations. Je t'ai quittée mais pour revenir encore. »
Il y'a la l'idée du mal nécessaire pour la gloire de Dieu. Les vers récurrents prennent sens :
« Pourquoi, pourquoi,
du haut des sommets,
l'âme se précipite-t-elle
vers les gouffres ?
Mais la chute porte en elle
l'élan de la remontée... »
Notons aussi que Khanan et Melmoth, après le pacte, sont des êtres errants. Khanan n'a plus de corps et reste sur terre jusqu'à ce qu'il soit purifié, Melmoth doit errer et tenter les hommes.
« C'est moi seul qui subirai ma peine. Si j'ai étendu la main et si j'ai mangé du fruit de l'arbre défendu, ne suis-je pas à jamais privé de la présence de Dieu et de la jouissance du paradis ? Ne dois-je pas errer à jamais au sein de la désolation et de l'anathème ? »
Khanan cherche à posséder Léa, tout comme Satan cherche à reconquérir le Paradis. Léa est ainsi un idéal perdu à l'image des idéaux perdus romantiques. Par là-même, nous pouvons considérer Khanan comme un personnage « mélancolique ». C'est d'ailleurs ainsi que se présente Faust au début de la pièce, il ne peut plus éprouver de satisfaction dans la vie terrestre. C'est sa mélancolie qui justifie le pacte. Il désire s'élever au-dessus de sa condition.
« [...] mais aussi toute joie m'est enlevée. »
Les pères de Khanan et Léa les ont promis l'un à l'autre, mais le père de Léa a, lui, oublié sa promesse. Nous pouvons distinguer deux moments : le moment de la promesse, premier pacte, similaire au moment où Lucifer est au Paradis, et le moment de la trahison par le père de Léa, similaire à la chute de Satan, qui entraîne le second pacte d'un but identique : la quête de Léa. Remarquons que les deux pactes se font grâce à la parole qui a une valeur sacrée comme nous l'avons vu précédemment. Après le second pacte, Léa est possédée. Cette union de deux esprits dans un corps nous évoque la figure de l'androgyne originel. A l'origine d'un couple il y'aurait une figure androgyne – nous pouvons voir ici le premier pacte du Dibouk – qui se serait par la suite scindée en deux être distincts – la trahison du père de Léa – qui n'aspirent qu'à se retrouver – la possession de Léa par Khanan, possession qui recrée la figure perdue de l'androgyne. Mais l'union définitive et l'accession à l'idéal ne se fait pleinement que lorsque le cercle magique qui sépare Léa et Khanan tombe.
A la différence des œuvres du XIXème siècle du corpus abordant le pacte avec le diable, le Dibouk ne présente pas le pacte comme un moyen d'accéder à l'idéal perdu qui s'avère au final un obstacle à celui-ci, mais comme un moyen réel d'y parvenir, car Khanan et Léa sont finalement unis après le pacte. Dans L'Etrange histoire de Peter Schlemihl, par exemple, ce qui apparait comme étant avantageux – à savoir l'échange de l'âme de Peter Schlemihl contre la bourse inépuisable de Fortunatus – ne l'est pas au final, car sans son ombre, Peter Schlemihl doit vivre en-dehors de la société.
« [...] si d'ici à trois jours vous vous présentez devant moi avec une ombre qui vous aille bien, vous serez le bienvenu ; mais, je vous le déclare, le quatrième, ma fille sera l'épouse d'un autre. »
Ce n'est qu'une fois qu'il se rabat sur un objet plus modeste, les bottes de sept lieues vendues par une figure angélique, que Peter Schlemihl accède au bonheur, et c'est paradoxalement avec le savoir acquis grâce aux bottes de sept lieues qu'il accède à ce bonheur.



L'amour entre Khanan et Léa est donc un amour idéalisé. Ceci se retrouve de façon similaire dans beaucoup d'œuvres du XIXème traitant du pacte avec le Diable : Faust et Marguerite dans Faust de Goethe, Melmoth et Immalie dans Melmoth de Maturin, Castanier et Aquilina dans Melmoth réconcilié de Balzac, Schlemihl et Mina dans l'Etrange histoire de Peter Schlemihl de Chamisso, Dorian et Sibylle dans le Portrait de Dorian Gray de Wilde, Thibault et Agnelette dans le Meneur de loups de Dumas. Tous ces amours sont des amours qui ont connu leur apogée, mais qui sont des amours perdus, devenus des amours impossibles, et ce après le pacte avec le diable (à l'exception de Melmoth de Maturin). Le pacte entre Khanan et le diable est d'un effet inverse. Il l'amène à Léa au lieu de l'en écarter. Le mal est ici perçu nécessaire pour l'accomplissement du bien.
Khanan est devenu une figure diabolique après son pacte avec le diable, il est un dibouk.
« Mais il est des âmes errantes qui ne parviennent pas à trouver la paix. Celles-ci s'incarnent dans le corps des vivants comme des dibouks... C'est seulement ainsi qu'elles arrivent à la purification. »
La comparaison est clairement formulée ici même :
« L'ange déchu disait la même chose. »
Il est impur et doit rester sur terre. Léa, quant à elle, est possédée. Leur union – reconquête d'un idéal perdu – se fait grâce à cette possession.
La possession démoniaque rejoint le pacte diabolique. Tous les héros ayant vendu leur âme au diable – notons cependant que Khanan garde son propre caractère – ont un comportement altéré : ceci est flagrant chez Castanier de Melmoth réconcilié de Balzac.
« Il prit Castanier par la main, et Castanier se leva. Tous deux allèrent dans le salon sans lumière, car l'œil de Melmoth éclairait les ténèbres les plus épaisses. [...] La porte de l'appartement se ferma violemment, et bientôt Castanier reparut.
– Qu'as-tu ? lui cria sa maîtresse frappée d'horreur.
La physionomie du caissier était changée. Son teint rouge avait fait place à la pâleur étrange qui rendait l'étranger sinistre et froid. »
Khanan s'est immiscé en Léa et altère donc son comportement, parlant à sa place :
« Elle s'assied mais aussitôt se relève d'un bond et se met à vociférer avec la voix du dibouk. Laissez-moi ! Je ne veux pas !
Elle tente de s'enfuir, Sender et Fradé la retiennent. »
Le mariage, union des âmes, qui devait avoir lieu entre Khanan et Léa se fait. Il y'a là un autre pacte diabolique. Les deux âmes sont unies, empêchant le mariage que Sender veut imposer à sa fille. Ceci nous rappelle le « mariage » entre le loup, incarnation du diable, et Thibault dans le Meneur de loups de Dumas, « mariage » qui empêche Thibault par la suite de se marier comme il le voulait à Agnelette.
« – [...] Mais je vois un moyen de conclure le marché sans aucun inconvénient. Tu as une bague d'argent ; moi j'ai une bague d'or ; – troquons. – Tu vois que le marché est à ton avantage.
Et le loup montra sa patte, à l'annulaire de laquelle brillait, en effet, à travers le poil, une bague de l'or le plus fin.
– Ah ! dit Thibault, j'accepte.
L'échange des anneaux se fit.
Bon ! dit le loup, nous voilà mariés. »
Léa, en étant unie à Khanan, accomplit cependant son destin. L'union avec le mal l'amène vers le bien, vers cet idéal perdu évoqué précédemment.
La chute de la pièce nous rappelle les grands amours romantiques. Leur amour est impossible sur terre, comme celui de tous ces couples dont il était question précédemment. La mort est la seule solution. C'était le cas de Werther des Souffrances du jeune Werther de Goethe, qui, ne pouvant vivre son histoire d'amour avec Charlotte, se donne la mort. Mais la mort de Léa et Khanan n'est pas une échappatoire face à l'amour, elle est l'aboutissement, l'union spirituel comme dans Roméo et Juliette de Shakespeare, auteur qui a grandement influencé le mouvement romantique.




En conclusion, le Dibouk, en traitant du pacte avec le diable, s'inspire des écrivains du XIXème siècle ayant eux-mêmes abordé le thème : le savoir interdit, la perte de l'idéal et l'union dans la mort par exemple attestent bel et bien de cela. Cependant, le Dibouk s'en écarte dans une autre mesure. En effet, le pacte avec le diable n'apparait pas comme quelque chose d'entièrement négatif, l'union avec le mal se fait pour la gloire de Dieu. Le pacte avec le diable permet une fin glorieuse. Le mal est nécessaire dans l'accomplissement de la volonté divine et n'est donc pas un obstacle comme dans les œuvres étudiées dans le reste du corpus.
King-Jo

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