Le Lambeau est comme une plaie ouverte, de la chair laissée à vif. On s'est à peine remis de la terrible vague d'attentats - et rien ne dit qu'une nouvelle n'est pas en approche - que Philippe Lançon, un des survivants de l'attaque, du massacre, de l'autodafé - comment qualifier un tel acte - de Charlie Hebdo nous livre son éprouvant témoignage.


Pourtant il ne s'agit pas d'un livre morbide, mais d'un livre sur la rémission. Comment, un journaliste, qui passait dans la rédaction de ce journal presque par hasard ce matin là et qui s'est retrouvé la gueule cassée, la machoire en lambeau, percluse par les balles, a-t-il fait pour surmonter tout ça ? La réponse est nécessairement un peu décevante, il n'est pas parvenu à venir à bout de l'immense montagne de l'horreur, il est un Sisyphe désormais, contraint de gravir sans cesse la même butée sans jamais vraiment y parvenir. Il survit. Il survit dans une vie autre que la sienne, pas totalement étrangère à la précédente mais comme après une réssurection, altérée, différée.



Ce que j'ignorais, c'est que l'attentat allait me faire vivre chaque minute comme si c'était la dernière ligne : oublier le moins possible devient essentiel quand on devient brutalement étranger à ce qu'on a vécu, quand on se sent fuir de partout.



J'ai beaucoup pensé dans cette longue rémission en chambre capitonnée et impersonnelle d'hôpital, à La chambre des officiers, ce merveilleux film qui a si bien décrit l'horreur des gueules cassées et de la Grande Guerre. Et justement, ce qui me frappe c'est qu'ici, Philippe Lançon a subi des blessures de guerre, des blessures qui sortent de l'ordinaire. Cette machoire défaite, détruite par les balles, charrie avec elle l'odeur du souffre, une odeur méphitique, celle de la guerre, qui un jour de janvier 2015 est venue s'imniscer dans nos vies, à Paris, dans un quartier a priori sans histoire.


La scène la plus marquante de ce témoignage minutieux, qui convoque souvenirs de proches, lettres et détails en tout genre, est bien entendu celle où il raconte le terrible jour. L'évocation est à glacer le sang, l'instant bref, mais terrifiant.



J'ai fermé les yeux, puis je les ais de nouveaux ouverts, comme un enfant qui croit que nul ne le verra s'il fait le mort, car je faisais le mort. J'étais cet enfant que j'avais été, je l'étais de nouveau, je jouais à l'Indien mort en me disant que peut-être le propriétaire des jambes noires ne me verrait pas ou me croirait mort, en me disant aussi qu'il allait me voir et me tuer. J'attendais simultanément l'invisibilité et le coup de grâce - deux formes de disparitions.



Le portrait qu'il dresse de ces compagnons morts sous et sur lui - littéralement - est à la fois tendre et terrifiant. Le livre est aussi un hommage.



Charb avait peu d'illusions sur ce dont les hommes étaient capables, il n'avait aucun pathétique, aucune emphase, c'est aussi pourquoi, grimpé comme un furet sur la moustache de Staline, il était souvent si drôle. Ces deux têtes vides et cagoulées qui portaient la bigoterie et la mort, il ne lui a sans doute pas fallu les secondes de vie qui lui restaient pour comprendre de quelle minable bande dessinée elles sortaient, pour les envisager telles qu'elles étaient avant qu'elles ne le défigurent.



Tignous est mort le stylo à la main, comme un habitant de Pompéi saisi par la lave, plus vite encore, sans même savoir que l'éruption avait eu lieu et que la lave arrivait, sans pouvoir fuir les tueurs en disparaissant dans le dessin qu'il était en train de faire.



Mais, par delà la grande histoire, c'est la sienne, intimiste, que l'auteur raconte. Celle, comme je l'ai dit, d'une reconstruction. D'opérations en chambres d'hôpital, de visites de proches en souvenirs, de François Hollande à son frère, à ses parents, à sa chirurgienne, aux patients de la Salpétrière. L'occasion pour lui de faire le point, de se rémémorer, de faire le deuil et le devoir de mémoire avec finesse d'analyse et d'écriture. Philippe Lançon est un vrai écrivain, à n'en point douter. Il est probablement celui qui a accroché les mots les plus forts sur l'horreur de ce jour là et de ce qui en a découlé.



A chaque nouveau séjour hospitalier, je retrouve les longs granulés du sol comme la madeleine ou le pavé disjoint. Ils me conduisent non pas, comme le petit Marcel, vers le vitrail d'une église, le cul d'un giletier ou l'indifférence d'une duchesse, mais vers la certitude amniotique d'être en vie.



Quant à ce qu'il pense des attentats, il n'est pas là pour les juger. Il a été happé par l'évènement. Il ne semble conserver aucune rancoeur, aucun mépris, seule de l'indifférence pour les frères Kouachi dont il refuse de dire le nom et qu'ils nomment les frères K. Loin de l'agitation du monde qui s'est embrasé après cet acte, lui, est resté dans l'atmosphère feutrée et austère des hôpitaux, seule échappatoire et possible rémission. Il finira par retrouver l'usage de la parole, de sa machoire et une vie loin du milieu hospitalier, ce qui force à l'humilité. Il fait preuve d'humour et de dérision face à sa propre condition, en particulier lorsqu'il se sent un patient d'hôpital pas comme les autres. Ce statut particulier, cette immédiate célébrité, morbide, ne semble pas l'avoir empêché de garder la tête froide.



Je ne supporte pas plus les discours anti-musulmans que les discours pro-musulmans. Le problème, ce ne sont pas les musulmans, ce sont les discours ; qu'ils foutent la paix aux musulmans.



Il égrène aussi, au fil des pages, les portraits de ses proches, de son métier de journaliste et de critiques, son amour des arts et des lettres, livrant des analyses qui dépassent ici le récit d'un simple attentat, faisant de l'ensemble un récit autobiographique qui se veut le plus fidèle possible à Philippe Lançon, une plongée en lui-même en quelque sorte et le regard du lecteur, forcément concerné par un évènement puissant et gêné par la franchise et l'intimité livrée par Philippe Lançon. C'est aussi proustien, à la recherche du temps perdu, d'une vie perdue, avec l'ambition de réunir les miettes d'une vie partie en lambeaux. Plus qu'une chronique, Le Lambeau c'est un morceau de chair vivante, un bout de lippe pendante, une tranche de vie.

Tom_Ab
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le 24 sept. 2018

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