Chaque œuvre d'art construit son propre idéal, se donne une ambition, une "finalité sans fin" pour parler comme Kant, qu'elle se propose d'atteindre. La finalité de ce roman semble consister à faire la leçon au lecteur afin de lui inculquer une éthique à travers le héros (ou anti-héros ?) Harry Haller, dit "le loup de steppes". Pourquoi pas. Je me lance dans cette lecture sans a priori sur la démarche. Dans la mesure où il s'agit d'un récit initiatique et dans la mesure où l'auteur indique, dans une lettre à son éditeur, qu'il partage les convictions de son héros, je me permettrai de superposer les deux, auteur et personnage.
En moins de quarante pages, l'idéologie que l'auteur défend a déjà décanté et l'on peut en gouter la substance : notre héros le Loup des steppes peut être résumé comme un bourgeois qui se plait à critiquer les bourgeois, qui vante un mode de vie nomade, bohème, voyageant sans attache de gare en gare tel un Jacques Attali d'aéroport en aéroport, qui se déclare apatride, quasiment citoyen du monde lui-aussi, qui parle de "Culture européenne" plutôt que de cultures nationales, et qui trouve son salut spirituel dans l'art – seule valeur sacrée à ses yeux – légué par les Immortels, grands artistes vénérés comme des martyrs pour la cause. De ce point de vue, il peut rappeler une manière de bobo métropolitain tels qu'ils infestent nos centres-villes actuels. Parce que hors-sol, déraciné, sans appartenance, il croit que les appartenances devraient être dépassées, et en conçoit une forme de supériorité morale, laquelle serait compensée par la "culture" et la "bienveillance" du personnage ainsi que par la souffrance qu'il ressent à être tellement unique et supérieur, le plaçant de fait dans une agaçante posture victimaire que renforce encore son égocentrisme introspectif.
D'un autre côté, cet auto-marginalisé pour cause de génie écrasant regrette la dégénérescence de l'art et de la civilisation européenne, et tient des propos de dandy décadentiste. Si le dandy méprise le bourgeois et veut s'en distinguer par l’excentricité, le Loup des steppes serait un dandy des dandys, un dandy de l'ombre qui se distinguerait par un excès d'humble discrétion, ou disons d'une discrétion affectée, car une vraie humilité le rendrait au reste de la société au lieu de lui faire prendre une posture misanthropique de dernier homme digne avant la fin du monde. Or, quoi de plus bourgeois que ce genre de posture ? Notre héros regroupe les pire tares de chaque camp idéologique, combinant le déracinement total du progressisme individualiste, avec le pessimisme aigri d'une caricature de réactionnaire extrémiste.
Rien de tout cela n'est rédhibitoire. On peut construire un roman avec toute sorte de personnage, quand bien même imbuvable. Le problème se situe plutôt dans la manière. Il s'agit d'un roman à thèse déployant de longues pages explicatives dont le bavardage aboutit à flatter nos bas instincts de génies incompris. Les idées de l'auteur me déplaisent, certes, mais pas autant que sa manière de recourir à des procédés extra-diégétiques rebutants tels que la "Préface de l'éditeur" ou le "Traité sur le Loup des steppes", comme si la narration elle-même n'était pas assez philosophico-psychologisante. L'écriture d'un essai et d'un roman distincts aurait permis d'escamoter le superflu pour se concentrer sur l'essentiel. Hesse a écrit un hybride, au lieu de séparer comme Albert Camus qui a écrit Le Mythe de Sisyphe puis L'Étranger sans mélanger les deux dans un pensum.