La première partie de l’ouvrage est constituée d’un essai sur Martín Fierro. Quoiqu’une partie de son contenu ne présente guère d’intérêt pour le lecteur qui n’a pas lu l’épopée en vers de José Hernández, on trouve, en particulier à la fin, des considérations plus générales sur la littérature : « j’ai remarqué que savoir comment parle un personnage c’est savoir qui il est, que découvrir une intonation, une voix, une syntaxe particulières, c’est avoir découvert un destin » (p. 12) ou encore « Depuis le début du XIXe siècle, un préjugé romantique a établi que l’obscurité contemporaine est une des conditions de la gloire posthume » (p. 74).
L’essai – dont la traduction semble parfois étrange, comme lorsqu’elle évoque « le style vital des gauchos », p. 10, c’est bibi qui souligne – permet par ailleurs de remarquer à quel point Borges, lorsqu’il pratique la critique littéraire, se sert d’outils d’analyse ordinairement utilisés par les philologues et les médiévistes : il est question, dans le « Martín Fierro », du lien entre le milieu de production de l’œuvre et le milieu dans lequel la fiction prend place, de lexicographie, ou encore du traitement que la fiction fait subir aux événements historiques dont elle s’inspire. Qui a déjà lu des études sur le Roman de la Rose, les fabliaux médiévaux ou la Chanson de Roland ne sera pas si dépaysé.


La suite est constituée de « Quatre vies imaginaires », fictions qui toutes tournent autour de la figure de Borges. Dans « El originel es infidel a al traducción », Bernard Hœpffner imagine, sur la foi d’une lettre retrouvée par le narrateur dans un recueil des contes militaires de Bierce, un Borges devenu scribe / traducteur d’un écrivain anonyme. Dans « Une histoire littéraire », de Brigid Brophy, Borges a carrément pris la place de Bierce après la disparition de ce dernier. « Un souffle pluvieux et les origines de Penkhull » de Colin Richmond explore l’histoire littéraire et familiale de l’auteur de Fictions, sur fond d’enquête policière. Quant au récit intitulé « L’Invention de Borges », d’Al Mokhtar Al Maghrebj – ou du prétendu tel –, il présente Borges comme l’archétype de l’aède aveugle (cf. Homère, Milton, etc.) dans l’Espagne arabe du Moyen Âge.
La notion d’identité est donc au cœur de ces quatre brefs textes, dont les auteurs – ou l’auteur ? Bernard Hœpffner seul ? Hœpffner et Catherine Goffaux ? Hœpffner et d’autres encore ? –, qui empruntent quelquefois des costumes de traducteurs, sont suffisamment intelligents pour ne pas saturer le texte de références borgesiennes, préférant exploiter à fond les procédés de fiction que Borges, à défaut d’en être l’inventeur, pratiquait familièrement. Cela donne parfois à cette seconde partie des allures de jeux d’érudits, mais tout est bien troussé, et donne envie de (re)lire les textes dont parlent les textes, ce qui constitue aussi l’un des charmes de Borges.


P.S. : Renseignements pris, les auteurs et traducteurs des trois premières « Vies imaginaires » ne sont pas imaginaires. En revanche, Borges a écrit le « Martín Fierro » avec Margarita Guerrero.

Alcofribas
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le 13 sept. 2017

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