Rescapé d’un terrible accident de voiture qui s’est produit tandis qu’il regagnait son village natal après dix ans d’absence, le narrateur du « Poids de la neige » se retrouve immobilisé, les jambes fracassées, dans ce village isolé, déstabilisé par une panne d’électricité générale. Les villageois le confient à la garde et aux soins d’un homme beaucoup plus âgé, Matthias, récemment arrivé là et qui a trouvé refuge dans l’annexe d’une grande demeure, à une heure de marche au-dessus du village. Le vieillard réticent accepte en échange de rations de nourriture et d’une promesse de transport pour quitter le village, promesse chère à cet homme obsédé par la volonté de retrouver sa femme, dont il a perdu la trace après une apocalypse dont les signes apparaissent lentement et de manière feutrée.


Publié aux éditions de la Peuplade au Québec en 2017 et en janvier 2018 aux éditions de l’Observatoire, le deuxième roman du québécois Christian Guay-Poliquin prend la forme d’un huis clos immobile pour deux personnages solitaires, liés l’un à l’autre malgré eux dans cette maison prise dans un piège de neige et de glace. Matthias est un homme d’avant l’apocalypse : malgré son âge il semble infatigable et d’une agilité surprenante, il cuisine, fait son pain et parfois du fromage quand parfois il réussit à trouver du lait, il nettoie, répare, soigne le narrateur, lit beaucoup et évoque parfois l’effondrement du monde. Le narrateur mutique tenaillé par la douleur observe les gestes quotidiens de son compagnon de naufrage, que la parole aide à résister, à survivre.
Faisant écho aux accents terribles et lumineux du « Station Eleven » d’Emily St. John Mandel ou du livre de Jean Hegland, « Dans la forêt », ce roman de survie centré sur les actes quotidiens réussit à captiver en distillant, en intensité basse, dans des gestes banals, les solidarités fluctuantes et les braises de la tension attisées par le désespoir et le poids de la neige.


« Avant la neige, tu ne voulais rien avaler et voilà que tu manges comme un goinfre. Comme un porc. Souvent, j’ai eu peur que la fièvre t’emporte. Mais tu t’en es sorti chaque fois. Tu es mon obstacle, mon contretemps. Et mon billet de retour. Tu as beau rester de glace, je sais que tu t’accroches désespérément à mes phrases. Tu supportes peut-être bien la douleur, mais tu crains la suite. Alors je te raconte des choses. N’importe quoi. Quelques éclats de souvenirs, de fantômes, de mensonges. Chaque fois ton visage s’éclaircit. Pas beaucoup, mais un peu. Le soir, je te parle aussi de mes lectures. Longuement parfois, jusqu’à ce que l’aube chasse la nuit. Comme ce livre que je viens de terminer, où toutes les histoires s’enchâssent et se prolongent mille et une fois d’une nuit à l’autre. Je viens d’un autre monde, d’un autre temps, tu le sais, ça se voit. Plus d’une génération nous sépare et tout porte à croire que c’est toi le vieillard bourru, obstiné. Nous vivons tous les deux dans les ruines, seulement la parole ne me paralyse pas comme toi. C’est mon travail de survie, ma mécanique, mon désespoir lumineux. Tu cherches peut-être à te mesurer à moi ? Tu veux peut-être une course d’épaves ? Pourtant tu n’es pas de taille. Reste silencieux. Tais-toi davantage si tu le peux, ça m’est égal. Tu es à ma merci. »


La catastrophe n’est pas visible dans le paysage blanc, et l’isolement du village rend son ampleur insaisissable, mais les masses de neige, la rudesse de l’hiver et la prolongation interminable de la panne d’électricité font gonfler la menace d’un désastre indépassable. Pourtant, cette neige qui règne sans partage et piège les personnages, naufragés de la nature quand la technique fait défaut, crée une rare magie blanche, scrutée par un narrateur réduit par son accident à l’état contemplatif et dont le récit en chapitres courts évoque le journal de bord d’un naufragé.


« La neige et le vent ont cessé subitement, ce matin. Comme une bête qui, sans raison apparente, abandonne une proie pour en chasser une autre. Le silence nous a surpris, dense et pesant, alors que nous avions encore l’impression que les rafales allaient arracher le toit et que nous serions aspirés dans le vide. »


La librairie Charybde (129 rue de Charenton, 75012 Paris) aura la joie d’accueillir Christian Guay-Poliquin le 24 septembre à partir de 19h30 pour évoquer ce roman de l’attente au charme très singulier, ainsi que son précédent roman « Le fil des kilomètres ».


Retrouvez cette note de lecture et beaucoup d'autres sur le blog Charybde 27 ici :
https://charybde2.wordpress.com/2018/09/16/note-de-lecture-le-poids-de-la-neige-christian-guay-poliquin/

MarianneL
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le 16 sept. 2018

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