Le Procès
7.8
Le Procès

livre de Franz Kafka (1925)

Le mystère irrésolu de la faute originelle.

Décidément, certains auteurs, bien que très talentueux et brillants, laissent de glace dans une forme d'incompatibilité irréductible avec son lecteur : il en va de même pour moi avec Franz Kafka qui, au fil de mes lectures, peine à me séduire totalement, tant son oeuvre est ambiguë, onirique et présente des niveaux de lectures parfois inaccessibles et un peu artificiels. Pourtant, l'homme est doué, et Le Procès est son roman qui me pose le plus de questions, m'interroge et demeure encore un mystère pour moi qui n'y trouve aucune réponse, y compris après trois lectures attentives, et maintes réflexions intenses. Je ne sais très bien ce qu'a voulu signifier Kafka précisément, à ses manières subliminales de s'adresser aux lecteurs, par des images archétypales et des longues proses mêlant rationalisme et mysticisme. Mais d'abord, prenons les choses dans l'ordre et rappelons l'intrigue en tant que telle : un homme, mutilé de son identité et même de son corps, Joseph K., est un jour réveillé au pied du lit par des policiers qui le décrètent d'arrestation. Depuis lors, bien que laissé en liberté, une épée de Damoclès suspendu au dessus de sa tête bien faite, l'homme prépare son procès en prenant un avocat, en se rendant aux interrogatoires, en s'informant, en se rendant sans le savoir à son extrême onction et finalement succombe à sa peine de mort. Visiblement, ce procès un peu flou est fait à de nombreuses personnes, peut durer des années, et le roman semble être une gigantesque mise en scène, un procès quotidien, une forme de rêve onirique évoquant Le Palais des rêves d'Ismaïl Kadaré. Il est impossible de résumer ou d'analyser l'intrigue avec précision, tant chaque chapitre est riche de significations, de métaphores et de symboles, et on ne saurait que trop conseiller au lecteur d'aller lire d'urgence le roman pour s'en faire une opinion. Pourtant, il y a quelque chose d'infiniment perturbant, un véritable malaise contenu dans ce roman, tout fait de jeux de lumières, d'acteurs et de rouages imperceptibles.


Le système judiciaire décrit par Franz Kafka est une justice ubuesque impossible à cerner : il semble être fait de plusieurs niveaux, composés d'agents eux-mêmes hiérarchisés et ne connaissant pas les rouages de leur propre système. Les juges obéissent à des lois inconnues, se prononcent sur des charges non moins inconnues, par une procédure inconnue et selon des règles proprement non-dites. Ainsi, Joseph K. se retrouve à devoir lutter contre un Léviathan écrasant et immense dont il ne connait ni les intentions ni les acteurs, et se bat minuscule contre une bureaucratie invisible et mystérieuse. D'abord, tous les juges se ressemblent, et il n'apparaît qu'il n'y a même pas de tribunaux, ni de Cours : la justice semble se développer dans le monde réel, en être un sens caché, constituée par tout le monde, à un point tel qu'à un certain moment, le lecteur développe une immense paranoïa qui consiste à penser que chacun est un auxiliaire de justice, consciemment ou inconsciemment, dans une immense mise en scène quasiment ininterrompue. Le monde réel semble traduire la solitude et l'ignorance de Joseph K, tant le point de localisation du protagoniste semble être en permanence éclairé comme par un projecteur, et les murs autour de lui sont alors sombres, dissimulés et insaisissables. Joseph K évolue donc dans un monde terrifiant, il contacte un avocat et un peintre, qui lui expliquent les rouages d'une justice bureaucratique ne respectant pas les principes généraux d'un procès, devenant eux-mêmes des sortes de sentinelles appartenant sans le savoir à l'appareil répressif. Chaque personnage finit par apparaître au lecteur comme un complice, comme un acteur, comme si le protagoniste était plongé depuis son arrestation dans une simulation éternelle. Joseph K finit par être exécuté, selon une sentence dont il ne connait ni l'auteur, ni la faute originelle, ni les bourreaux exacts. A la fin, le roman pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses.


En réalité, la seule et unique chose dont peut être sur le lecteur est la mise en arrestation de Joseph. K, tant les autres procès peuvent apparaître en réalité comme des jeux ou des tentatives de tromperie de la justice elle-même. L'homme est seul, écrasé par une bureaucratie inconnue, mais entouré d'auxiliaires de justices inconscients de faire partie d'une sentinelle mis au point pour l'accusé. Il ne saura jamais pourquoi il lui est fait un procès. Beaucoup de commentateurs ont mis au point la théorie de la judéité de Joseph K. comme faute originelle de ce procès, et il n'est pas idiot de le penser tant la culture européenne a tendance à conceptualiser le Juif comme le premier assassin de Christ, et le Déicide personnifié. Certes, mais cela ne semble pas vraiment avoir été le seul et unique critère de l'auteur, puisque jamais dans le roman achevé de Kafka, il n'est fait allusion, même métaphoriquement, à la judéité de K. Alors qu'est-il ? Qu'a-t-il fait ? Qu'est ce roman ? Une métaphore du Juif en Europe ? De la condition humaine face au Jugement Dernier ? Une critique d'un régime totalitaire ? Rien ne semble être totalement satisfaisant pour l'expliquer. Certains passages, comme avec l'aumônier, ou notamment ceux en rapport aux femmes, très énigmatiques, sont très intéressants et sont terrifiants. Quant au style, il ne convient même pas de revenir dessus tant il est irréprochable et très bien traduit. Pourtant, à la fin du roman, le lecteur est étreint d'un très grand malaise, d'une folle incompréhension, et malgré mon caractère rétif à Kafka, je dois admettre que Le Procès est un immense roman, dont je ne parviens désespérément pas à percer le mystère.

PaulStaes
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le 12 août 2018

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Paul Staes

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