Je poursuis ma lecture de l'oeuvre de cet auteur fascinant qu'est Emmanuel Carrère, un écrivain déroutant, sincère mais aussi iconoclaste. Son dernier livre ne déroge pas à la règle puisqu'il n'est ni une autobiographie, ni un essai, ni un roman, mais un peu de tout ça à la fois, une enquête romancée à forte influence autobiographique, voilà comment on pourrait résumer ce livre.
Le sujet est un sujet brûlant, brûlant mais fascinant, un sujet qui hante notre histoire et celle de Carrère, un sujet inscrit en filigrane dans une vie, il s'agit de la religion catholique, de sa place dans l'existence de l'auteur qui se définit comme un enquêteur athée qui autrefois a cru. Rassemblant des centaines de notes prises au long des années, Carrère nous livre sa synthèse, ses pensées, oui c'est un terme assez juste pour décrire ce livre, des pensées, à la manière d'un Pascal.
Le livre s'ouvre sur une remise dans le contexte, comment Emmanuel Carrère, dans une sincérité qui lui est propre et qui est louable, en est venu à se réintéresser à ce sujet qu'il avait mis de côté vingt ans plus tôt. Il nous parle de sa conversion, de sa marraine, de son mariage religieux avec Anne, sa première épouse, qui s'avéra être un échec cuisant. Puis, il s'attaque au coeur du sujet, au nouveau testament, entrant, comme il aime l'appeler, par la petite porte. Un simple "nous", dans l'Acte des Apôtres. Ce livre de la Bible en effet est un récit des apôtres et des premiers hommes d'églises qui sont partis prêcher la bonne nouvelle. A un moment, le narrateur devient présent, au détour d'une phrase anodine et cela fascine Carrère. Il s'interroge alors sur la vie de l'auteur de ces Actes, à savoir Saint-Luc, qui a longtemps suivi l'iconoclaste Saint-Paul. Qui étaient ces hommes dans la vraie vie, qu'ont-ils fait ou accompli ? Au détour de son enquête, Carrère démêle le vrai du faux avec une précision incroyable. Il propose des clés de lecture, une critique littéraire aussi des lettres de Saint-Paul d'abord et de l'Acte des Apotres ensuite. Il s'attache à une quantité de personnages et de détails qui peuvent paraitre secondaires mais qui sont pour lui - et à juste titre - le sel de toute cette histoire, et qui en font sa véracité, sa force aussi. Il a ainsi cette analyse brillante, lorsqu'il parle de la Vierge Marie non comme un symbole instrumentalisé par l'Eglise mais comme une femme comme les autres, une mère comme les autres, dépassée par le destin immense de son fils, le célèbre Jésus. Il se définit d'ailleurs comme un portraitiste, comme un de ces peintres flamands de la Renaissance qui part du réel pour composer de somptueux tableaux et ce qu'il fait : des portraits d'hommes et de femmes de l'Antiquité et qui ont changé le monde. Et il a raison : il est bien plus extraordinaire de voir ces figures humaines que ces figures éthérées et divines.
Le récit, de nouveau, bascule, après une longue analyse de la première partie de la vie de Saint-Paul, lorsque Carrère tombe sur une phrase qui est en fait une ellipse. Paul, réfugié à Césarée, car détesté des juifs et des plus proches partisans du Christ, otage du gouverneur romain de l'époque, resta deux ans stationné au même endroit. Que fit alors Luc, son fidèle compagnon de route ? Et les autres, Marc, Philippe, Jacques ? Et que fit Paul, hyperactif, durant ces deux longues années ? Carrière suppose, dresse des hypothèses et s'intéresse une fois de plus à la petite histoire, celle d'entre les lignes.
Mais le livre est plus passionnant encore, puisqu'il glisse de l'analyse littéraire à l'analyse historique. Si Paul a dit ça, c'est pour quelle raison ? Et pourquoi Luc ne fait-il pas mention de cet évènement précis ? Autant de questions qui en réalité contiennent tous les enjeux de ce christianisme naissant : les tensions entre Saint Paul, ce "faux" rabbin persécuteur de prophètes dans sa jeunesse, subitement devenu prosélyte reconverti au service du Christ, et les compagnons et la famille du Christ, raisons de la crucifixion de ce dernier : faute aux romains ou faute aux juifs ? Allant dans la profondeur des choses, Carrère montre par exemple que les juifs n'étaient pas si opposés au Christ que cela mais que, en réalité, il fallait trouver un moyen de différencier cette petite secte qu'était le christianisme du canon judaïque et qu'en plus de cela, il fallait ménager les romains, cibles prioritaires des prêcheurs chrétiens. Ponce Pilate ainsi, dans les Évangiles est présenté comme l'homme hésitant entre son devoir et l'ordre et la moralité, ce qui peut faire dire que déjà Ponce Pilate était ouvert aux idées du Christ. On découvre ainsi tous les enjeux politiques de cet époque, et ce dans un style simple, efficace, agréable, ponctué de références riches et aussi les tensions entre Paul le dissident et la famille de Jésus, dont son frère Jacques. C'est donc aussi le destin des débuts de l'Église, chaotiques et hasardeux et de l'émergence d'une religion que Carrère s'efforce à décrire.
Il n'oublie bien sûr pas le fond du message : l'originalité de Jésus, son sens de la parabole mais aussi parfois de la menace. Le royaume n'est pas le paradis que l'on croit. Le royaume il est ici, c'est le monde et il est injuste. Mais c'est bel et bien le royaume de Dieu. C'est la prise de conscience des chrétiens, somme toute très grecque, très platonicienne, une sorte de réappropriation du mythe de la caverne et une illumination sur la réalité du monde.
Un travail colossal et fascinant, c'est ce qui ressort de ce livre, contenant véritablement des réflexions fines et puissantes, mais aussi de moments touchants, de moments de grâce, des pauses dans l'analyse, des retours en arrière, des comparaisons entre la vie de l'auteur et la vie de ces hommes. On peine à croire que Carrère est aussi indifférent à cette religion qui vraisemblablement le passionne - et qui nous passionne aussi. Une plongée identitaire, sur nos origines et sur celle de chacun, sur notre culture, une enquête sur ce "Royaume" de la foi et de l'espérance, magnifique réactualisation de détails oubliés et pourtant cruciaux pour notre manière de penser et de voir le monde d'aujourd'hui.