Dans sa préface à Etats et révolutions sociales (1985 pour la traduction française, p. 9), Theda Skocpol opère une distinction entre deux types d’ouvrages : ceux qui « présentent de nouvelles hypothèses » et ceux qui « invitent le lecteur à envisager les problèmes sous un autre angle ». Le livre d’Adam Tooze, Le salaire de la destruction. Formation et ruine de l’économie nazie (2012) conduit à revisiter la distinction de Skocpol puisqu’il mêle les deux éléments.


Le IIIème Reich – comme nombre de sujets – fait l’objet d’une multitudes de commentaires et opinions arrêtées. Tout ce qui s’est passé se trouvait dans Mein Kampf ; les nations européennes n’ont rien fait pour arrêter Hitler ; la Wehrmacht était une armée motorisée ; si les nazis ont perdu c’est parce qu’ils étaient incapables de planifier en plus d’adhérer à une idéologie des plus détestables ; Albert Speer a été un faiseur de miracles dans le domaine de l’armement et l’illustration de l’efficacité d’un technocrate apolitique ; le régime a préservé la population civile allemande… La liste pourrait s’allonger encore longtemps.


Nombre de ces idées sont rappelées par A. Tooze qui entreprend un travail assez impressionnant à travers Le salaire de la destruction. Il s’agit tout à la fois d’un ouvrage de synthèse, faisant le point sur "l’état de l'art" à propos du IIIème Reich – de sa naissance à son terme – en même temps qu’il propose de nouvelles hypothèses ainsi qu'un apport peu contestable en termes de connaissances. S’il est question d’histoire économique (d’où l’insistance sur des données de l’industrie, sur la balance des paiements, les dérapages budgétaires et monétaires…) le « reste » n’est pas laissé de côté, qui permet de mieux comprendre la mécanique de ce régime : la position occupée par telle ou telle personne, sa trajectoire (comme celle de H. Schacht qui tombera en disgrâce), les jeux d’alliance et les coups tordus entre différents participants à la politique du IIIème Reich, tout cela se trouve mentionné à un moment.


On ressort des quelques 640 pages de l’ouvrage, de la centaine de pages de notes (réduites au strict minimum !), et des nombreuses photos fasciné par les références, l’érudition et la précision de l’auteur – ce qui évoque, sur cet aspect, un autre historien, Paul Veyne et son travail sur l’évergétisme : Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique (1976).


Résumer l’ouvrage voire ses grandes lignes est ardu aussi seul quelques points seront rapidement évoqués, espérant ainsi montrer l’intérêt du livre écrit par Tooze (oui je n’ai pas pu résister…). L’Allemagne de la fin des années 20 est loin d’être un colosse. Durement frappé par la crise de 1929, manoeuvrant pour ne pas honorer les réparations en jouant les Etats-Unis contre la France et l’Angleterre (merci Streseman !) l’arrivée au pouvoir d’A. Hitler ne va pas faire de miracles. L’Allemagne manque de devises* (pas pratique pour importer les matières premières nécessaire à l’industrie, à l’agriculture), le niveau de vie est bas, le jeu non coopératif qu'elle joue (fermeture, réarmement) n'est pas très apprécié et ce n’est pas la lune de miel entre Hitler et l’armée.


Mais il y a urgence : l’Allemagne doit se réarmer car la menace gronde et si les allemands ne font pas ce qu’il faut pour résister au complot juif ils disparaîtront. Bienvenue dans le monde merveilleux de la lutte des races (qui se décline aussi en matière agricole avec W. Darré). Pour s’en sortir il faudra conquérir son Lebensraum à l’est – dans une stratégie d’élimination et de servage des populations s’inspirant des stratégies coloniales européennes du XIXème siècle ainsi que, dans une certaine mesure, de la colonisation des Etats-Unis – afin de disposer des ressources nécessaires pour lutter… contre les Etats-Unis, le « temple de la juiverie mondiale ». En effet, pour Hitler, l’Amérique est le seul adversaire gênant (la Grande Bretagne étant dans une position à géométrie variable et l’URSS souvent présentée comme une nation arriérée dont il faudrait s’occuper tôt ou tard, en dépit du pacte Ribbentrop-Molotov). Sur ce point le Führer ne s’est pas trompé : l’Allemagne n’avait pas le potentiel pour rivaliser avec l’économie américaine (en dépit de la recherche d’économies d’échelle, du lancement de nombre de programmes…**) et, à terme la défaite allemande était inéluctable (élément renforcé quand l’URSS substituera la production de T 34 à celle de tracteurs).


En somme si les nazis sont vite passés par la case guerre ce n’est pas parce qu’ils étaient idiots mais parce qu’Hitler était convaincu que l’Allemagne n’avait aucune chance si une guerre d’usure se mettait en place. Il fallait éviter de répéter les erreurs de la Grande Guerre et faire tomber rapidement l’Europe***, conquérir l’espace vital et mettre la main sur les ressources dont l’Allemagne avait besoin pour se développer et latter ses adversaires. Cette logique permet d’expliquer, par exemple, pourquoi la bombe atomique n’a pas été retenue : il fallait au Reich du matériel rapidement prêt à l’emploi donc réduire au maximum les délais de développement, de tests, etc. ce qui donnera quelques beaux échecs en matière d’aviation et de sous-marins qui prennent l’eau.


L’ouvrage montre également nombre de paradoxes de ce régime : les juifs sont « incités » (plus ou moins gentiment) au départ mais les problèmes de balance des paiements ne permettent pas au régime hitlérien de les laisser partir avec leurs devises. Donc de fortes taxes vont être mises en place... ce qui réduira le nombre de départs. Si l’Allemagne avait besoin de main d’œuvre pour produire pourquoi exterminer toutes ces populations ? Parce qu’en plus de l’idéologie il y avait un problème de nourriture donc les territoires occupés exportaient vers l’Allemagne, ne conservant que peu de choses pour leurs populations. Cela permet aussi d’expliquer pourquoi la productivité dans les territoires occupés était si faible : mal nourris, il était difficile pour les travailleurs d’être productifs d’où le Reich « important » de la main d’œuvre en Allemagne.


De cela on ne peut pas conclure que la population (civile) allemande a vécu des jours heureux : si le régime ne l’a pas matraquée fiscalement il y avait quand même la surveillance de la Gestapo, la répression du marché noir en dépit de la faiblesse de l’offre de biens à consommer ou à acheter (d’où des sommes disponibles qui étaient investies pour financer les dépenses du Reich), la mobilisation de la main d’œuvre a été de plus en plus importante (et les conditions de travail n’étaient pas toujours géniales), baisse des rations alimentaires, bombardements alliés qui feront des morts et beaucoup de déplacés, etc. Le gâchis aura été total et, quand on arrive à la dernière page on prend, ne serait-ce qu'un peu, conscience d'une partie de ce qui s'est passé pendant cette période.



  • Cet élément permet de mettre en évidence un fait important. Si la course à l’armement est souvent présentée comme un facteur pouvant élever la croissance il ne faut pas oublier une chose : le besoin de matières premières et de main d’œuvre. Sans cela un programme de ce genre est voué à l’échec ou alors s’engage tout un jeu autour de la répartition des matières premières entre les différentes branches de l’armée (c’était le cas, par exemple, pour l’acier) surtout quand les programmes de substitution aux importations (pour le carburant, etc.) ne donnent pas de très grands résultats.


** A cet égard, les relations entre le Reich et les entreprises allemandes auront été très variables : certaines ont fait des profits... qui étaient mal vus donc il y avait des menaces en matière de taxation ; si les entreprises n'acceptaient pas de fusionner, de s'adapter aux demandes du régime leur durée de vie était des plus limitées (le propriétaire était débarqué et l'entreprise placée sous la coupe des organisations du Reich). Et pourtant, dans les derniers mois de la guerre, Hitler vantera les mérites de l'initiative privée (!).


* La chute de la France n’est pourtant nullement due à la supériorité technologique de la Wehrmacht - qui reste encore largement dépendante des chevaux et de la marche à pied - mais plutôt au culot de certains membres de son état-major.

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le 15 août 2015

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Critique de Le Salaire de la destruction par Captaindidi

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